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Physique, matière et conscience
Au sens primitif, la matière désigne « les objets naturels que le travail de l’homme utilise ou transforme en vue d’une fin ; spécialement le bois de construction ». Avec du bois, je peux tailler des planches et faire une cabane. J’ai besoin de matériaux pour faire la cabane et je les trouve dans la Nature. L’idée de matière renvoie donc à une existence qui précède celle de l’homme, celle de la Nature et à celle des formes d’existence qui la constitue.
Seulement, en empilant du bois, je ne peux pas faire un arbre vivant. En collant des pétales de rose, je ne vais pas fabriquer une véritable rose. Il est évident que dans la Nature, nous trouvons des formes d’existence beaucoup plus complexes et plus subtiles que les objets fabriqués par l’homme et composés de matière assemblée. L’existence de la vie est en cela un étrange mystère et, plus près de nous, l’existence de l’esprit l’est encore d’avantage.
Ce qui est curieux, c’est que la matière est chose que nous prétendons aisément connaître. Au fond, dans l’attitude naturelle, elle désigne tout ce qui existe en dehors de moi. L’attitude naturelle est spontanément réaliste, elle donne une réalité en soi à tous les objets. La matière, c’est le bois de cette table, l’encre de ce stylo, c’est l’air qui circule dans mes poumons. C’est une substance que je me représente sous une forme solide, liquide ou gazeuse, une substance qui possède des propriétés et qui est indépendante de moi. Du coup, sur cette pente, nous aurions tendance à dire tout aussi facilement, que l’esprit doit aussi être une substance, une substance un peu plus subtile, une « âme », une « conscience », une « chose pensante » dont on a du mal à discerner les propriétés.
C’est tout de même assez étrange. Cela revient à considérer l’esprit lui aussi comme une chose, comme une autre forme de matière. Mais d’abord, que savons nous de cette matière que nous prétendons rencontrer partout ? Qu’est-ce que la matière ? Penser la matière sous une forme chosique est-il seulement pertinent?
A. La physique classique et l’analyse de la matière
Se demander ce qu’est la matière, c’est se demander de quoi sont constitués les choses que nous rencontrons dans notre expérience : le sucrier, le charbon qui sort de la mine, le minerai dont on va tirer le cuivre ou le diamant. L’intellect suit là sa pente naturelle : analyser un objet pour en déterminer les composants. Ce qui procurerait une satisfaction à l’intellect, ce serait de mettre à jour le composant ultime dont le reste est fait, en un mot, l’atome. On a tendance à présenter l’atomisme comme un système de représentation né en Grèce et dont on peut suivre les avatars tout au long de l’histoire de la physique. Ce n’est pas exact. D’abord parce que le concept d’atome a partie liée avec la représentation de l’attitude naturelle et son réalisme spontané. D’autre part, il faut noter que l’atomisme n’est pas uniquement grec. Il a aussi été formulé en Inde dans un système de philosophie, celui de Kapila. (texte)
Quelle est donc la justification de cette manière de décrire la matière ? L’atome, c’est ce qui est insécable, a-tomos en grec. L’image de l’atome évoque l’idée d’une petite boule dure avec laquelle serait formé par composition l’objet. Epicure admettait ainsi que toute existence se ramène à des atomes et du vide. Son disciple Lucrèce, écrira plus tard dans son De Natura Rerum. : «Les corps, ce sont d’une part les principes simples des choses, les atomes, et d’autre part les composés, formés par ces éléments premiers. Pour ceux-ci, il n’est aucune force qui puisse les détruire; à toute atteinte leur solidité résiste... Au reste, si l’on n’admet pas dans la nature un dernier terme de petitesse, les corps les plus petits seront composés d’une infinité de parties, puisque chaque moitié aura toujours une moitié et cela à l’infini. Quelle différence y aurait-il alors entre l’univers même et le plus petit corps ? On n’en pourrait point établir; car si infiniment étendu qu’on suppose l’univers, les corps les plus petits seraient eux aussi composés d’une infinité de parties. La droite raison se révolte contre cette conséquence et n’admet pas que l’esprit y adhère; aussi faut-il t’avouer vaincu et reconnaître qu’il existe des particules irréductibles à toute division et qui vont jusqu’au dernier degré de la petitesse; et, puisqu’elles existent, tu dois reconnaître aussi qu’elles sont solides et éternelles.» Appelons ce modèle le paradigme des petits cailloux. (texte)
Ce texte est tout à fait remarquable ; son argumentation repose sur la nature même de l’analyse. L'analyse implique que la divisibilité ne doit pas aller à l’infini, qu’il doit bien y avoir un composant minimal. Lucrèce part du principe que le Tout de l’Univers et la partie comme atome sont entièrement différents. Un point ne saurait contenir la totalité, car cela voudrait dire que l’image totale de l’univers serait contenue en chacune de ses parties, ce qui choque profondément le sens de l’analyse. Ce nous conduirait à une hypothèse holographique sur la structure de la matière. Lucrèce refuse la possibilité d’une divisibilité à l’infini, car elle risquerait de confondre ensemble tous les objets, sans pouvoir les distinguer de l’univers dans lequel ils apparaissent. Cela reviendrait à dire, en effet, qu’à la limite, l’atome serait lui aussi apparenté au vide... Impossible dit il ! Et puisque d’autre part, la Nature est en mouvement perpétuel, en constante transformation, il faut postuler qu’il y a à côté du vide, des éléments primordiaux de matière, les atomes, eux aussi doués de perpétuité : aussi solides donc qu’éternels. La « droite raison » dont parle Lucrèce n’est pas rechercher très loin, elle tient aux conditions même de l’expérience de l’état de veille dans laquelle nous faisons une distinction entre les choses et l’espace dans lequel les choses sont situées. Que l’on conserve cet a priori chosique, tout en divisant la matière dans ses plus infimes constituants et la représentation demeure la même. Il y a des objets réels et un espace vide, dans lequel le sujet que nous sommes, les rencontre. Si nous partons de là, nous avons déjà tout ce qui est nécessaire pour fonder ce que l’on nomme le matérialisme. Que faut-il y ajouter ? L’idée que, par une combinaison qui va à l’infini, la matière est à l’origine de tout le reste, de toute existence, y compris de celle du vivant et de celle de l’esprit, qui en sont, en quelque sorte, les sous-produits. Le mot matérialisme désigne une doctrine caractérisée par le recours exclusif à la notion de matière pour expliquer la totalité des phénomènes, tant du monde physique, que du monde de l’expérience spirituelle. (texte) Les premiers éléments du matérialisme en Occident se trouvent chez Leucippe de Millet, puis Démocrite et Epicure. Il faut noter cependant que l’atomisme est aussi présent en dehors de l’occident, par exemple dans le système de Kapila en Inde.
Il est intéressant maintenant de se demander ce que l’histoire de la physique va faire de ces principes et si elle pourra les maintenir, si la quête de l’atome, comme la quête du Graal, sera effectivement menée à son accomplissement, tout en conservant ses présupposés initiaux.
Il était très difficile de voir l’hypothèse de l’atomisme percer dans le contexte de la Scolastique du Moyen Age. L’Eglise s’opposait à la vision empreinte de matérialisme des philosophes grecs. Il fallait que naisse la science moderne pour que la représentation atomiste puisse se développer. (texte)
Or chez Descartes, qui pose le projet inaugural de la science moderne dans le Discours de la Méthode, la matière n’est pas pensée à partir de la théorie atomiste. Elle est représentée essentiellement à partir de concepts tirés de la géométrie. Quand Descartes parle de corps, il n’a pas du tout en vue l’idée de corpuscule, mais celle d’un objet limité par sa forme et localisé dans un espace Les propriétés fondamentales des corps sont relatives à la substance étendue, elles sont appelées les qualités premières (grandeur, figure, mouvement). Elles sont objectives, au sens où elles font l’objet de l’analyse de la physique et où elles sont susceptibles de mesure. Descartes prolonge Galilée pour qui toutes les lois physiques s’expriment par des rapports de grandeur. Par contre, les qualités secondes, telles que le froid, le chaud, le sucré, le doux, la couleur, l’odeur, sont dites subjectives et dépendent d’un expérimentateur, du sujet conscient. Descartes pense la matière sans recourir à une hypothèse atomiste. Il ne lui concède qu’une seule force inhérente, celle de l’inertie. Un corps est un objet qui peut être mise en mouvement et entrer en collision avec un autre corps. Comme une boule de billard cogne une autre boule de billard. La force d’inertie est reliée avec un second principe, celui de l’impénétrabilité des objets (texte) qui rend compte des interactions mécaniques que l’on rencontre en physique. Ainsi, la science moderne inaugure le paradigme mécaniste de la physique. Selon ce point de vue, tous les phénomènes physiques se résolvent selon le principe des lois de choc des corps entre eux. Dans ce paradigme, le vide ne joue aucun rôle en tant que principe. Il ne peut pas y avoir non plus d’action à distance des corps. C’est ce qui explique pourquoi, quand Newton avance l’hypothèse d’une force d’attraction à distance, la force de gravitation, sa théorie passe pour irrationnelle aux yeux des cartésiens.
Comment concilier la volonté de mathématiser la matière, (texte) tout en lui concédant aussi des qualités qui ne sont pas strictement géométriques ? Il va falloir résoudre ce problème en concevant une structure de la matière. Et c’est là que l’on revient vers l’atomisme. Newton en 1721 a déjà pris cette direction. Il écrit : «Dieu, au commencement des choses, a formé la matière en particules solides, massives, dures, impénétrables, mobiles.» Dans l’univers, il faut que ces particules «ne s’usent ni ne se brisent jamais». Elles sont vouées à des transformations constantes, mais elles restent les objets constants de séparations et d’associations dans le flux de la Durée de la Nature.
La théorie atomiste fait son chemin. Avec Pierre Gassendi, contemporain de Descartes, l’idée d’atome réapparaît. Gassendi étudie les conceptions héritées de l’antiquité, écrit des ouvrages de commentaire et réhabilite l’atomisme d’Epicure et de Lucrèce. C’est lui qui invente le terme de molécule pour désigner les agrégats d’atomes primordiaux. Gassendi admet que les atomes s’unissent et forment les molécules qui, à leur tour, composent les choses sensibles, res concretae. Pour Gassendi, les qualités sensibles, telle que la couleur, l’odeur, la saveur etc., c’est-à-dire les qualités secondes, résultent des qualités premières. Pour concevoir cette relation subtile, Gassendi interprète les molécules comme des « semences » des choses. Il admet une « force séminale » d’organisation de la matière dont il trouve des éléments de justification dans la chimie naissante. Il est inutile de souligner que la chimie est par excellence une discipline fondée sur l’analyse, au point d’ailleurs que pour expliquer ce qu’est l’analyse, nous recourons naturellement à la métaphore de la décomposition chimique. C’est bien sur le terrain de la chimie que le concept d’atome va trouver des développements conséquents. L’hypothèse atomique s’installe en chimie avec John Dalton, elle est proposée dès 1803 à Manchester, et répandue à partir 1807, dans le New System of Chemistry de Thomson. Dalton pose comme première l’intuition de l’hypothèse atomique, reprise aux Anciens. Il admet que les atomes substantiels demeurent invariables dans les transformations de la chimie. Il admet aussi que chaque particule élémentaire ne peut s’unir qu’à un atome ou à un petit nombre fini d’atomes d’autres éléments; le rapport des poids des atomes devait alors se retrouver dans le rapport des composants d’une combinaison. Ainsi, les éléments ultimes de tous les corps homogènes sont de ce point de vue parfaitement identiques en poids, figure, etc. Toute particule d’eau est pareille à toute autre particule d’eau, toute particule d’hydrogène est identique à toutes les autres particules d’hydrogène. Et il peut en être de même pour toutes les molécules dont la matière est composée.
Cette représentation va être conservée, et elle deviendra ce que nous pouvons appeler le paradigme atomiste de la chimie moderne. Elle devra être affinée par expérimentation, car les résultats de Dalton n’étaient pas précis. La représentation de l’atome chez Dalton est encore inexacte. Pour lui, l’eau est composée d’un atome d’hydrogène et d’un atome d’oxygène, ce qui sera réfuté par la suite. Ce qui est remarquable, c’est qu’à partir de cette représentation, un champ tout entier de la science se définit un objet. La chimie prend son acte de naissance des mains de l’atomisme, car elle a trouvé dans l’atomisme un objet spécifique. En effet, pour interpréter les réactions chimiques communes, il n’est même pas nécessaire de s’interroger sur une éventuelle structure interne des atomes, il suffit de décrire entre elles les réactions entre les molécules, en terme d’échange d’atomes. Il ne manque pas d’exemple dans les manuels des petits écoliers sur le sujet. Le fer est oxydé en présence de l’eau et de l’air. Le sucre chauffé carbonise dans la casserole. Toute notre cuisine quotidienne est faite de ces réactions chimiques.
Or, à la fin du XIX ieme siècle la notion d’atome comme particule indivisible est remise en cause. Les expériences sur les décharges électriques dans les gaz raréfiés, les études des rayons cathodiques ont conduit à la découverte de très légères particules,chargées électriquement, les électrons. Dotés d’une charge négative, l’électron est décrit comme la plus petite particule déterminée expérimentalement jusqu’à nos jours, d’une masse environ 2 000 fois plus petite que celle de l’atome d’hydrogène. L’atome de la chimie n’est plus vraiment a-tomique au sens grec. Le paradigme atomique de la chimie est remis en cause par la physique, qui va s’avancer peu à peu dans les niveaux les plus subtils de la matière. Les électrons vont être considérés par Lorentz et Thomson comme des unités composantes de tous les atomes. Ce qui va peu à peu s’imposer dans l’expérimentation, c’est qu’il existe une interaction entre la matière et les champs électromagnétiques. Cette interaction ne permet pas de continuer à maintenir l’idée d’une sorte de corpuscule de base, indivisible, irréductible à la division, comme le croyaient les atomistes. L’hypothèse la plus sérieuse qui va s’imposer, c’est que les électrons sont animés d’un mouvement vibratoire en relation avec les champs électromagnétiques. Et c’est ainsi que l’on en arrive au modèle d’atome de Rutherford qui identifie la structure de l’atome à un modèle planétaire, le noyau jouant le rôle du soleil et les électrons celui des planètes. Paradigme puissant et éloquent, puisqu’il nous parle de l’infiniment petit à l’image de l’infiniment grand. Paradigme qui va être très fécond, et qui va (comme tous les paradigmes) fonder une représentation normative en physique, mais en rupture avec le paradigme mécaniste des modernes. En effet, le modèle de Rutherford permet d’aller au-delà de la diversité des éléments que l’on supposait premiers. Au lieu de se proposer 92 atomes tous différents (cf. la classification périodique des éléments de Mendeleïev), il représente la matière comme une configuration d’électrons et de noyaux. La différence entre un atome et un autre ne tient plus alors qu’à peu de chose. D’autre part, le paradigme de Rutherford provoquait en physique une rupture, car il anéantissait la conception de l’atome comme unité indivisible de la matière.
Où se situe donc l’unité de la matière ? S’il existe une unité de la matière, est-ce qu’elle ne se situe bien au-delà de sa représentation sous une forme chosique ?
B. Champ d’énergie et vide quantique
Dès lors, l’unité fondamentale de la matière ne tient-elle pas d’avantage d’un champ d’énergie qu’à une structure à l’image des choses que nous rencontrons autour de nous dans l’état de veille ? Ne peut-on pas dire, à la limite, que tout objet est en définitive un champ d’énergie localisé, où même… une sorte de fonction d’onde ? Cette ultime déconstruction de l’idée de la matière va être apportée par la théorie de la relativité et la théorie quantique.
La découverte de l’électron, du proton et du neutron avait suggéré qu’il serait possible de réduire la totalité de la matière à l’agencement de trois particules élémentaires, mais l’histoire de la physique ne s’est pas terminée là. La découverte de nombreuses sub-particules a complètement ruiné l’espoir de ramener à quelques uns les constituants fondamentaux de la matière. Ce n’est pas que leur découverte ouvre une série indéfinie, c’est l’idée même de composant ultime qui est remise en cause ; de même que se voit remise en cause l’idée présente dans l’attitude naturelle selon laquelle la matière renverrait à quelque chose de concret. Au lieu de décrire la matière sous la forme de briques fondamentales, il vaut mieux la considérer sous l’angle de forces présentes dans l’univers et considérer les interactions des forces constitutives de ce que nous appelons les objets.
1) La théorie de la relativité a puissamment œuvré dans ce sens. Pour citer Frijof Capra dans Le Tao de la Physique : La « théorie de la relativité a exercé une profonde influence sur notre représentation de la matière en nous forçant à modifier de façon radicale notre conception de la particule. Dans la physique classique, la masse d’un corps fut toujours associe à une substance matérielle indestructible. La théorie de la relativité a montré que la masse n’a rien à voir avec une substance quelconque, mais est une forme de l’énergie ». La quantité d’énergie contenue dans une particule est égale à la masse de la particule m, multipliée par c², le carré de la vitesse de la lumière, d’où la célèbre équation d’Einstein :
E = mc²
Une fois qu'elle est perçue comme une forme de l’énergie, la masse n’a en fait plus besoin d’être indestructible, elle peut très bien être représentée comme pouvant se transformer en d’autres formes d’énergie. C’est ce qui a lieu en laboratoire dans les collisions de particules, l’énergie de la masse des particules étant transformée en énergie cinétique. Il devient alors tout à fait possible de concevoir la création et la destruction de particules matérielles au sein d’une seule et même énergie.
Dans l’histoire de la physique, ce revirement de point de vue n’était pas sans conséquence. Il impliquait dès le début, notamment dans les découvertes de Paul Dirac, que l’énergie fondamentale pouvait donner naissance à ce qui a été nommé de l’antimatière, double négatif de la matière. Capra écrit dans ce sens : « les paires de particules et d’antiparticules peuvent être crées si une énergie suffisante est disponible et convertible en énergie pure dans le processus inverse de destruction ». Depuis, cette hypothèse fantastique a trouvé sa vérification et elle a même été un des apports fondamentaux fait à la cosmologie contemporaine.
Comment serait-on arrivé à pareil résultat à partir d’une conception chosique de la matière ? Ce n’était pas possible. Il fallait aller jusqu’au bout de la déconstruction de l’idée même de matière-objet. Dans la nouvelle vision de la physique, « les notions classiques comme celle de ‘particule élémentaire’, ‘substance matérielle’, ou ‘objet isolé’ ont perdu leur signification, l’univers entier apparaît comme un réseau dynamique de structures énergétiques interdépendantes ». Autant parler dès lors de champ d’énergie et cesser définitivement de parler de choses. Autant dire que ce qui nous apparaît au niveau macroscopique comme étant une chose, n’est à la limite qu’un champ localisé d’énergie. Et rien de plus.
2) Il ne reste alors, pour déconstruire l’idée classique de matière qu’à réhabiliter le vide, ce vide soit-disant séparé des objets appelés « atomes » et n’ayant aucune qualité. Et il n’est même pas nécessaire d’aller chercher cette valeur du vide dans une lointaine spiritualité orientale, ce sont les physiciens qui eux-mêmes nous y invitent ! Nous avons vu que dans le paradigme mécaniste de la science moderne, on se représentait la matière sous la forme de particules solides, indestructibles, évoluant dans le vide. La physique contemporaine opère une révision radicale de cette image. Déjà, chez Einstein, l’unification du champ gravitationnel et de la géométrie de l’espace laissaient entrevoir l’importance fondamentale de la théorie du champ et celle du vide en tant qu’entité dynamique. Partout où il y a un corps massif, il y a un champ gravitationnel et ce champ se manifeste comme courbure de l’espace entourant ce corps. Nous ne devons pas penser que le champ « remplit » l’espace et le courbe, les deux ne peuvent pas être distingués, le champ est l’espace courbe. Le champ gravitationnel et la géométrie de l’espace sont identiques. La matière ne peut pas être séparée de son champ de gravité et le champ de gravité ne peut pas être distingué de l’espace courbe. Matière et espace sont des structures inséparables d’un ensemble singulier : le continuum spatio-temporel. Selon Einstein lui-même, nous pouvons considérer que la matière est constituée des régions de l’espace dans lesquelles le champ est extrêmement dense. Il n’y a alors pas place, dans ce nouveau type de physique, pour le champ plus la matière, parce que le champ est l’unique réalité.
Cela implique que les objets matériels ne sont jamais dissociables de leur environnement et ne sauraient en aucune manière être définis comme des entités distinctes, (texte) si bien que leurs propriétés ne peuvent pas être comprises sans leur interaction avec l’univers lui-même. Chaque objet n’existe en un sens que comme un champ localisé, porté par la totalité de l’univers. Cela est vrai dans l’infiniment petit, comme cela reste vrai dans l’infiniment grand. L’astronome Fred Hoyle formule cette idée ainsi : « Les développements actuels de la cosmologie en sont arrivés à suggérer avec assez d’insistance que les situations quotidiennes ne pourraient persister sans les parties éloignés de l’univers, que toutes nos idées d’espace et de géométrie seraient entièrement invalidées si les parties éloignées de l’univers en étaient exclues. Notre expérience quotidienne, même jusque dans ses plus infimes détails, semble si étroitement intégrées à l’échelle de l’univers qu’il est presque impossible de considérer que les deux existent séparément ».
Or, parler de champ localisé pour désigner une configuration locale de matière, implique que l’on s’interroge sur les fluctuations qui lui donnent naissance. L’expérimentation montre que dans une enceinte, même après avoir enlevé les particules, après avoir abaissé la température au zéro absolu, il reste encore quelque chose de l’ordre de ce qui a été appelé une fluctuation quantique. Le vide est en perpétuelle vibration, sous la forme d’énergie et d’onde. L’existence de ces fluctuations du vide ne fait aujourd’hui plus aucun doute et leur étude sous le thème du bruit quantique fait même l’objet de très nombreuses recherches. Dans les années 1920, Paul Dirac imaginait que ce que nous appelons vide est en fait une mer de particules non manifestées, invisibles, c’est-à-dire demeurant à l’état virtuel. Le fait d’introduire dans le vide une énergie créerait alors une fluctuation faisant apparaître une particule et une antiparticule, la matière et l’antimatière. L’accueil de la communauté scientifique aux prédictions de Dirac fut d’abord très réservé. Mais les confirmations expérimentales sont apparues ensuite. La cosmologie, en découvrant les trous noirs a largement exploité les hypothèses de Dirac. Il n’est aujourd’hui plus possible en physique de raisonner en opposant un vide dépourvu de qualité et un plein qui en serait lui pourvu. Il est tout à fait rationnel d’admettre que du vide quantique sous-jacent aux particules les plus fines, puisse surgir les particules elles-mêmes. Il est rationnel d’admettre au-delà des structures observables au niveau macroscopique, il existe un comme un murmure des fluctuations du vide, et que ce murmure quantique est l’origine probable de l’univers manifesté.
Pour citer encore F. Capra dans des termes techniques : « La distinction entre matière et espace vide a dû être abandonnée lorsqu’il devint évident que des particules virtuelles peuvent spontanément procéder du vide et y disparaître à nouveau sans qu’aucun nucléon ou autre particule de forte interaction ne soit présent. Voici un « diagramme du vide », un antiproton (p), un proton (p) et un pion ( sont formés à partir de rien et disparaissent à nouveau dans le vide. Selon la théorie du champ, les événements de cette sorte se produisent continuellement. Le vide n’a rien à voir avec le néant Au contraire, il contient un nombre illimité de particules qui naissent et disparaissent sans fin ! » (texte)
Comme le souligne Capra dans la suite du texte, cela veut dire que le vide physique n’est pas un pur néant, il contient la possibilité de toutes les particules. De plus, les formes qu’il engendre ne sont pas elles-mêmes des entités physiques indépendantes, mais sont des manifestations spatio-temporelles du vide fondamental sous-jacent. Le vide est un champ unifié omniprésent d’où émerge les particules qui structurent à plus haute échelle l’univers manifesté.
Un peu d’audace. Maintenant, si le vide est un champ unifié omniprésent, pouvons-nous lui attribuer une puissance d’organisation ou même un intelligence créatrice ? Le propre de l’intelligence est de relier, comme le mot latin l’indique : inter-ligare. Avons nous des raisons de penser qu’une interrelation existe au niveau quantique de la matière ? Et bien oui ! C’est même une découverte majeure de la physique quantique. L’expérimentation a en effet montré en effet qu’une particule semble immédiatement informée de l’état d’une autre particule pourtant éloignée. Il est hors de doute qu’existe bel et bien au niveau quantique de la matière une corrélation infinie des événements. David Bohm, un physicien quantique n’a donc aucun mal à prolonger cette vision en soutenant que le champ quantique du vide enveloppe ce qu’il nom de l’ordre impliqué, tandis que le champ plus développé de la matière en est l’ordre développé.
Arrivé à ce point, autant dire qu’il ne reste plus rien de la représentation de la matière qui fonde d’ordinaire le matérialisme ! L’atomisme est une simplification qui ne peut tirer son origine que des postulats de l’attitude naturelle qui nous portent à privilégier la chose comme constituant fondamental. Le sens commun est troublé quand il apprend de la physique que la table, si on la ramenait à se constituants comme particules, est pour l’essentiel du vide. Mince ! quand je me cogne dans la table je me fais mal, je ne rencontre pas un vide, mais un plein ! Ce sont donc des structures même de l’état de veille qui donnent la clé de la représentation de l’attitude naturelle. C’est seulement du point de vue de la vigilance que nous opposons sujet/objet, que nous opposons dans une dualité irréductible un sujet conscient avec des choses dites inconscientes, situées dans l’espace, hors de nous. C’est la vigilance qui nous prescrit de croire qu’il existe en-soi, de manière séparée, des « objets ». Et si cette dualité était une fiction ?
C. La conscience pose la matière
Pour consommer le meurtre de l’idée antique de l’atomisme, il ne reste plus qu’un dernier présupposé archaïque à détruire, l’idée d’une existence en soi de la matière, entièrement séparable du sujet qui la perçoit et qui la conçoit. Nos avons vu que ce qui est latent dans notre conception de la matière fondée sur l’attitude naturelle, c’est la dualité sujet/objet, dualité qui nous porte à croire qu’il y a des « choses » complètement extérieure à nous même et qui existent « en-soi ». Nous avons pendant longtemps compté sur la physique pour nous confirmer dans cette croyance – qui est le réalisme -. Et on peut, presque en désespoir de cause, tenter de la maintenir en soutenant que ce que la physique décrit comme « champ d’énergie de la matière » existe de manière indépendante de l’observateur qui l’analyse et tenter de maintenir le point de vue du réalisme.
1) La théorie quantique ruine définitivement ce point de vue. « Le fait que nous parlons de ‘la particule’ ou de n’importe quel autre système observé montre que nous avons à l’esprit quelque entité physique indépendante qui est d’abord préparée puis mesurée ». L’idée même d’observation d’une entité est en fait « une manifestation de l’interaction entre les processus de préparation et de mesure». Elle ne justifie en rien ce que nous pourrions dire d’un objet indépendant comme étant réel parce que soi-disant « objectif ». L’observateur-observation-observé forment un tout insécable. Tout ce que nous pouvons dire de l’univers est relatif à la conscience que nous en avons. Un point c’est tout. La théorie quantique accomplit ce prodige de casser le paradigme de l’objectivité forte que toute la physique classique avait pu entretenir, en ne laissant subsister, selon terme de Bernard d’Espagnat, qu’une objectivité faible. Par objectivité forte, on voulait dire que la nature possède une réalité « objective », indépendante de nos perceptions sensorielles et nos moyens d’investigation. Cela voudrait dire que le monde objectif de la physique serait tel, même si il n’y avait aucun observateur humain pour le poser. Selon le point de vue de Niels Bohr, c’est là une prétention auquel la science ne peut jamais atteindre. La science n’est pas la métaphysique de la « Chose en soi » de Kant, et il n’est même pas assuré que la métaphysique suppose nécessairement une réalité existant en-soi, indépendamment de la connaissance que nous en avons. Cela ne veut pas dire que la physique nous livre des interprétations purement « subjectives ». Seulement, le sens du mot « objectif » change : il signifie, pour Niels Bohr, que toute affirmation est objective pour autant qu’elle peut être soutenue par tout observateur en possession de son bon sens, il suffit qu’elle soit invariante par rapport à un changement d’observateur. Ce qui signifie que l’invariance repose directement sur l’intersubjectivité. Nous ne pouvons pas aller au-delà et cela suffit à l’édification de la science. (texte)
Pour la première fois, depuis les prémisses du paradigme mécaniste de la science moderne, la science proclame donc clairement que l’univers même de l’objectivité repose en fait sur la subjectivité, sur la conscience de l’observateur qui effectue la mesure.
Les conséquences de ce point de vue sont stupéfiantes. Sur la portée même de la science tout d’abord. La science nous permet de structurer une représentation de la réalité empirique, mais ne peut fournir que des aperçus de la manifestation du Réel. Dans les termes de Bernard d’Espagnat, la science ne nous fait qu’entrevoir le réel voilé.
Le fondement de la Manifestation échappe à la science, parce que le Réel échappe à tous les cadres conceptuels que l'on peut construire, à toute doctrine qui prétendrait l’enfermer, à toute représentation tissée par l’intellect. De plus, par définition, la non séparabilité quantique condamne par avance toute tentative pour décrire une réalité indépendante en terme d'objets localisés. Elle place dans le champ relatif l’existence l’espace-temps-causalité qui nous sert de référent dans l’état de veille et notre manière spécifiquement humaine de représenter le monde. Ainsi, une abeille qui ne perçoit pas les mêmes couleurs que nous autres humains, structurera une autre réalité que la nôtre, sans que nous ayons le droit de disqualifier sa vision du monde au profit de la nôtre.
De plus, comme tous les phénomènes physiques sont essentiellement des modifications à l’intérieur d’un champ où tout est corrélé, la séparation sujet/objet que nous pratiquons dans le réel devient une simple fiction. Pour aller jusqu’au bout ne la notion de non-séparabilité, (texte) Niels Bohr va jusqu’à soutenir que l’idée même de particule isolée est en fait une simple abstraction commode. Un concept sans réelle signification. Le seul fait fondamental auquel nous soyons confronté, c’est en réalité l’interaction dynamique de tous les phénomènes de l’univers, ou en d’autres termes celui de l’unité de l’Univers. L’interconnexion quantique de l’univers est, comme le montre aussi David Bohm, sa réalité fondamentale. L’idée même de partie, de fragment, n’est qu’une décomposition conceptuelle. Capra écrit dans ce sens : « la théorie quantique nous oblige à considérer l’univers, non comme une collection d’objets physiques, mais comme un réseau complexe de relations entre les diverses parties d’un tout unitaire ». (texte) Le monde dit matériel, n’est rien d’autre en définitive qu’un tissu complexe d’événements dans lesquels les relations se forment, se combinent, se superposent, déterminant par là la forme de la trame de l’ensemble. Ainsi, le tissu des événements n’existe que pour un observateur. L’observateur, en tant que conscience, est nécessaire non seulement pour observer les propriétés des phénomènes, mais aussi pour les penser. Dans les termes de Heisenberg : « ce que nous observons n’est pas la nature elle-même, mais la nature exposée à notre méthode d’investigation ».On ne peut s’étonner dès lors qu’un physicien tel que John Wheeler finisse par dire que le terme « observateur », au sens de la physique classique devrait être abandonné, au profit du terme de « participant ». « Le plus important dans le principe des quanta, est qu’elle détruit la notion de monde extérieur à un observateur séparé de lui…. La mesure modifie l’état de l’électron… pour décrire ce qui s’est produit, il faut rayer l’ancien mot d’observateur et lui substituer le terme de participant. D’assez étrange façon, l’univers est univers de participation » (texte). En effet, dans la représentation du scientisme du XIXème le concept d’observateur était pensé au sein d’une dualité fondée sur l’hypothèse de l’objectivité forte. (texte) C’est par exemple, ce qui permet à Auguste Comte de se moquer de la psychologie en disant que l’on ne peut pas se mettre au balcon pour se voir passer dans rue. Or, si l’objectivité forte n’est elle-même qu’un postulat fondé sur une illusion, alors toute la question de l’objectivité à l’intérieur des sciences est entièrement à revoir ! Peut être que ce que nous appelons « la science » n’est en définitive qu’une représentation qui est le reflet de la conscience collective des savants à une certaine époque !
2) Ce revirement étonnant de la théorie quantique a un mérite paradoxal, il nous reconduit directement à l’expérience sensible et à la tonalité même du vécu dans laquelle nous appréhendons la matière. Quand, à l’état de veille, je perçois un objet comme dur, froid, lourd, c’est bien parce que je fais l’expérience subjective et vivante de cette réalité dure, froide et lourde et seule l’expérience en tant que vécu a valeur. Les qualités sensibles ne parlent pas de ma seule « subjectivité », venue d’on ne sait quelle province mystique et qui serait soit-disant distincte de « l’objectivité » de la « matière » en soi. Les qualités sensibles parlent de la rencontre de ma chair avec la chair du monde entre lesquelles aucune coupure ne peut être taillée. L’objectivité est une province du territoire immensément vivant de la subjectivité. Cette rencontre de la subjectivité même du vécu est désignée par le terme approche phénoménologique. C’est un physicien spécialiste de ma théorie quantique, Bernard d’Espagnat, qui dans Le Réel voilé, note : « Husserl, - et qui ne le suivrait ? – attire notre attention sur la saveur irremplaçable du vécu. C’est dans les choses telles qu’elles sont perçues, dans le donné immédiat, dans les phénomènes inanalysés qu’il nous propose de voir la plus profonde réalité… c’est seulement en pensant le pommier comme donné, là dans le jardin, en vous abstenant à son égard des dissections intellectuelles du savant, que vous parviendrez à capter toute la subtile complexité de l’être ».
Aussi, comme le souligne le phénoménologue, puisque vous autres scientifiques, avez tant de difficultés à introduire votre réalité indépendante, pourquoi ne pas l’effacer du système ? Ce qui est immensément réel, n’est-ce pas surtout l’efflorescence infiniment vivante et variée des tonalités de l’expérience vécue ? Comme le dit fortement Stephen Jourdain, « l’unique vérité de l’homme est l’homme-expérience, l’homme vécu, l’homme intérieur ». Nous en pouvons parler de « réalité » qu’à partir de notre expérience, supposer un monde matériel « en soi », ce n’est qu’une supputation intellectuelle. « Le monde matériel en soi, ce n’est pas une vision, ce n’est pas une présence, c’est une supputation ». Ce qui est donné dans la présence, c’est la chair de la pomme, c’est le parfum du pommier au printemps, c’est l’odeur des escaliers cirés, la lumière éclatante dans le couloir, le parfum du savon, le souffle du vent, la bénédiction des feuilles des arbres en oriflamme multicolore à l’automne. Aussi, « la résonance que le monde trouve dans les régions profondes de mon esprit, EST le monde. L’impression-monde n’est pas l’habillage subjectif du monde, elle en est la nudité et la vérité. J’ajouterai que le monde tel qu’il se découvre à moi dans l’instant condense en lui toute la mondialité du monde, et toute sa réalité ». Et on comprend dès lors pourquoi Berkeley était si perplexe devant la distinction que Descartes pratique en qualités premières/qualités secondes ! (texte) Toutes les qualités se valent, toutes les qualités sont sensibles, autant celles que l’on nomme d’objectives que celles que l’on dénomme subjectives ! Il n’y a de vrai et de réel que l’épanchement sensible, pathétique et la perpétuelle venue à soi de l’expérience de la Vie. Le reste, dit Jourdain, c’est du pseudo-réel, ce qui l’amène malicieusement à dire qu’au fond, le réductionnisme, le matérialisme raisonnent cul par-dessus tête !
3) Et c’est justement par rapport à la Vie réelle et dans la Vie réelle que la matière prend donc tout son sens. L’idée archaïque de la matière dont nous sommes partis y trouve alors pleinement sa justification.
C’est le travail humain, le travail subjectif et vivant qui modèle le bois pour en faire le lit, la statue, la table ou la rampe d’escalier, c’est lui qui pose la matière ! Il n’y a rien de méprisable dans une telle conception. Cette idée de la matière a sa noblesse, elle touche même au plus près de l’idée même de matière. Elle évoque la résistance que l’esprit rencontre quand il fait effort pour mettre en forme un objet. Toute technique repose en fait sur cette dualité, de même que tout art.
On dit de l’art qu’il met en forme une matière : du marbre, du bois, du carton, des pigments de couleurs, des sons, des mots. L’art est ce langage que l’esprit se donne en travaillant la matière pour lui donner une âme et lui permettre de rendre en écho la profondeur de sens et l’infini de l’esprit.
De même, la technique est toujours, quoiqu’en un sens différent, exploration, exploitation, maîtrise et domination de la matière. La technique tire son originalité propre du fait qu’elle permet d’extraire l’énergie contenue dans la matière. La technique tire ses procédés, ses recettes et ses méthodes, d’un savoir scientifique mettant à profit la structure de la matière à ces différents niveaux, depuis le champ macroscopique, jusqu’aux niveaux les plus fins de la matière.
Dans le même prolongement, la matière, n’est-ce pas aussi ce qui dans mon corps résiste à l’effort de transformation de l’esprit ? Si mon corps était aussi subtil et ténu que mon esprit, pourrait-il lui résister quand je me lève pour courir, quand à bout de souffle, je dois m’arrêter ? N’est-ce pas dans la matière que viennent se concrétiser mes pensées, mes sentiments, mes humeurs, jusqu’à ce que, bien souvent, le corps en vienne à somatiser les souffrances de l’esprit ? Je suppose que si j’étais un ange, je serais instantanément transporté là où je désire aller. Je ne souffrirai pas les maux de la chair. Je serais sans corps. Mais je suis homme et un être humain est le complexe corps-esprit. L’incarnation de l’esprit dans la chair, n’est-ce pas par excellence son épreuve au sein de la matière ? L’incarnation a été très souvent sévèrement jugée dans les représentations ascétiques et le corps a été vu comme le tombeau de l’esprit. Mais l’incarnation, ce par quoi l’esprit se fait chair et devient précisément l’humain. Si l’esprit et le corps étaient deux substances entièrement séparées, on ne comprendrait pas l’expérience des passions qui nous rivent au corps, qui se dessinent dans le corps. On ne comprendrait pas ce jeu complexe qui fait de la vie humaine un travail constant sur la matière.
Enfin, en définitive, cette Vie qui est pure subjectivité originaire, n’est-elle pas aussi au principe de la Manifestation de la conscience dans la matière ? En un sens, ne pourrait-on pas dire que la matière est là afin que justement la présence à soi de la Vie se ressente elle-même ? N’est pas exactement la place de l’homme, son existence qui se dessine dans cette épreuve ?
Dernière audace métaphysique : pourquoi alors ne pas alors carrément dire que l’esprit est déjà potentiellement involué dans la matière ? Quand nous disons d’une entité qu’elle est vivante, n’est-ce parce qu’en elle la conscience s’est éveillée et est venue au jour ? (texte).
Pour Bergson, la conscience est immanente en tout ce qui vit. L’histoire de ce que nous appelons évolution en biologie n’est que l’histoire de la manifestation de la conscience se frayant un chemin à travers la structure de la matière. Au niveau macroscopique qui est le nôtre, la matière parait régie par des lois mécaniques fatales. La physique classique, n’envisageant que cet étage de la matière, ne pouvait que décrire l’univers en terme de mécanismes. Le paradigme mécaniste devait régner sur la représentation physique de la matière, tant que l’on ne considérait que ses interactions les plus grossières, à notre échelle. Bergson résume ce point de vue ainsi : « Dans des conditions déterminées, la matière se comporte de façon déterminée, rien de ce qu'elle fait n'est imprévisible: si notre science était complète et notre puissance de calculer infinie, nous saurions par avance tout ce qui se passera dans l'univers matériel inorganisé, dans sa masse et dans ses éléments, comme nous prévoyons une éclipse de soleil ou de lune. Bref, la matière est inertie, géométrie, nécessité ». Bergson ne s’en tient pas là. La Vie s’introduit dans la matière et la façonne à son insu en utilisant l’énergie dont elle dispose. « Avec la vie apparaît un mouvement imprévisible et libre. L'être vivant choisit ou tend à choisir. Son rôle est de créer. Dans un monde où tout le reste est déterminé, une zone d'indétermination l'environne ». La Vie fraye son chemin dans la matière et la tourne à son profit. Le mécanisme de l’assimilation, de la respiration de la reproduction, permet à la Vie de renverser le cours de l’entropie et de constituer de l’ordre vivant, là où l’inertie irait vers le désordre. L’élan vital qui parcourt toute l’histoire de l’évolution et conduit à l’homme est l’aventure de la conscience dans la matière, d’une conscience qui prend graduellement conscience d’elle-même au sein de la manifestation. L’indétermination doit exister à un niveau subtil de la matière, pour que cette percée vers la conscience soit possible. Mais si l’indétermination existe bel et bien au cœur de la matière, cette possibilité est plus qu’une simple hypothèse, c’est un fait. Il n’y a alors pas de fossé brutal entre la matière et l’esprit.
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Nous venons de voir que le concept de matière est bien plus complexe que ne le laissait croire la représentation atomiste qui a sévi pendant des siècle sous le règne des formes du matérialisme. L’atome de matière, comme composant ultime n’est qu’un concept qui répond à un usage dont la chimie a su faire un champ entier du savoir. La matière elle, s’est révélée bien moins « matérielle » que la science moderne ne l’avait cru. L’histoire de la physique a déconstruit l’idée de substance matérielle, d’abord pour y découvrir des particules plus fines, puis pour n’y trouver que de l’énergie, enfin pour ne voir les formations de la matière que comme des champs de formes nées d’un champ unifié fondamental qui a la nature du vide.
La Vacuité que nous découvre la physique moderne nous ramène, par un singulier retour des choses à une très ancienne intuition, celle de l’absolu indifférencié des anciennes traditions cosmologiques. Il n’était alors plus possible aux physiciens de notre époque d’ignorer un legs métaphysique que la philosophie occidentale a tendance à superbement ignorer. Pour la première fois dans l’histoire des sciences, la spiritualité tend la main à la physique la plus avancée. L’image que nous avons maintenant de l’essence de la matière est radicalement changée. Nous avons fait un saut conceptuel depuis le paradigme du mécanisme vers un nouveau paradigme. C’est Le temps du changement comme le titre le livre de F. Capra. Il y a place désormais pour une réconciliation entre la subjectivité et l’objectivité, il y a place pour une exploration nouvelle des champs de la connaissance humaine.
Source: http://sergecar.perso.neuf.fr/cours/matiere.htm
Date de création : 10/01/2010 • 19:23
Dernière modification : 10/01/2010 • 19:30
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