Mani: La mise à mort d'un prophète
Quand Mani sentit approcher la fin, il fit monter son ultime prière : « O Premier de la Justice, écoute la voix de l'opprimé… Mon Sauveur. O Homme parfait, Vierge de la Lumière, attirez vers vous mon âme hors de cet Abîme. » Il avait achevé de lancer son « cri à travers le monde ». La dépouille aurait été dépecée et crucifiée sur les portes de la ville.
Les études manichéennes ont pris une ampleur décisive avec les découvertes du siècle dernier. Des sources, provenant pour la plupart de communautés manichéennes d'Orient et d'Égypte, fournissent une vue originale pour mieux saisir de l'intérieur la pensée de cette doctrine qui, comme l'écrivait un des meilleurs connaisseurs, Henri-Charles Puech, représente « le plus parfait exemple qui se puisse trouver d'une religion de type gnostique ».
Une documentation indirecte…
Une documentation indirecte nous est fournie par des sources grecques, philosophes, ainsi Alexandre de Lycopolis (vers 300), et auteurs chrétiens, tel Cyrille de Jérusalem (IVe siècle) ; des sources latines, surtout les manichéens africains dans leurs débats avec saint Augustin, qui avait lui-même été manichéen une dizaine d'années et dont l'œuvre est d'un intérêt majeur ; des sources syriaques, dont saint Ephrem (VIIIe siècle) ; enfin par des sources islamiques, historiens arabes et persans, ainsi Ibn al-Nadîm, qui écrivit en 988 son Kitâb al-Fihrist.
… et directe
Il s'agit ici de documents relevés dans le Turkestan chinois dans le sud-ouest de l'Algérie et en Haute-Égypte. L'immense région connue naguère sous le nom de Turkestan chinois – la région du Sin Kiang – a été un carrefour de civilisations. Les missions scientifiques qui se sont succédé dès la fin du XIXe siècle ont permis de rassembler de nombreux écrits manichéens. Dans le Kan-sou, près de Tun-Houang, une bibliothèque mise à jour contenait un monceau de manuscrits – dits textes « de Tûrfân ». Parmi ces textes, certains sont déposés à Pékin – ainsi un traité manichéen retrouvé en Chine ; un rouleau intitulé Compendium de la religion du Buddha de Lumière de Mani, en chinois, est conservé partie à Londres et partie à Paris. On peut citer aussi un hymnaire chinois, aujourd'hui à Londres ; deux formulaires de confession, pour les Élus et pour les Auditeurs, le Khuâtuânîft.
Pour sortir du domaine oriental, il faut signaler l'intéressant manuscrit latin, de treize feuillets, recto verso, probablement du IVe siècle, découvert en 1918, très endommagé, dans une grotte au sud de Tébessa (Est algérien) ; ce document est déposé à Paris, à la Bibliothèque nationale.
Parmi les témoignages parvenus, une place majeure revient aux documents manichéens rédigés sans doute en syriaque puis traduits en copte entre 300 et 400. Exhumés vers 1930 en Égypte, à Medînet Mâdi au sud-ouest du Fayoum, ces manuscrits proviennent de la région d'Assiût, en Haute-Égypte. Parmi les sept recueils découverts, conservés pour partie à Berlin et pour l'autre à Dublin, trois forment le grand commentaire doctrinal des Logia de Mani par la première tradition manichéenne : cette collection est désignée sous le titre général de Kephalaïa, « Chapitres » du Maître. S'y ajoutent un Psautier, ainsi que quatre Homélies. Quant aux Épîtres de Mani, découvertes en version copte à Medînet Mâdi, déposées à Berlin, elles furent détruites lors des bombardements de Berlin.
Notre connaissance s'est particulièrement enrichie avec un Codex grec conservé à l'université de Cologne : ce Codex manichéen de Cologne (CMC), établi sur un original syriaque et datable du Ve siècle, a été découvert en Égypte. Cahier de parchemin de 192 pages, de très petit format, ce document est capital pour la biographie de Mani ; une édition critique en a été publiée en 1988.
Les vies de Mani : « le Messager de Dieu venu en Babylonie »
Enfances
L'historien arabe Al-Birûnî donne l'année de naissance de Mani ; quant aux indications de mois et de jour, on les relève dans le premier des Kephalaïa coptes. L'hérésiarque naquit le 8 Nisân de l'ère séleucide, soit le 14 avril 216. Quant au lieu de cette naissance, Mani écrit lui-même dans son Shâpuhragân : « Mani, Messager du Dieu de Vérité, venu dans la terre de Babylonie. » Selon Ibn an-Nadîm, l'enfant, infirme de la jambe droite, naquit peut-être à Al-Madaïn (Séleucie-Ctésiphon). C'est là que Fataq (ou Patîk), le père de Mani, ayant quitté Hamadân, son pays d'origine, rejoignit une secte de baptistes, les Mughtasila.
En 219-220, la présence de la mère n'étant plus indispensable, l'enfant, qui était alors dans sa quatrième année, entrait avec son père dans la communauté des Mughtasila. Grâce au CMC et aux Kephalaïa nous connaissons mieux la durée du long stage qu'il effectua au sein de cette secte judéo-chrétienne où il prit conscience de sa mission et du message dont il se sentit appelé à devenir le messager. Il y resta jusqu'en 240, quand il eut sa seconde révélation.
Mais, dès l'année 228, il avait alors douze ans, Mani reçut un premier message de l'ange At-Taûm, c'est-à-dire le « compagnon », le « jumeau », le Paraclet : « Sépare-toi de cette communauté, car tu n'appartiens pas à ses adeptes… Toutefois, en raison de ton jeune âge, le temps n'est encore venu de te manifester » (Keph. I).
Il ne s'agissait encore jusqu'ici que de sa venue terrestre. Arrivent ensuite les jours de la véritable naissance du prophète. Le jour de son vingt-quatrième anniversaire, soit le 17 avril 240 ou 8 Nisân-Pharmuthi 551, ce fut la seconde « annonciation ». Ibn an-Nadîm écrit : « Lorsque Mânî eut accompli sa vingt-quatrième année, At-Taûm vint à lui et lui dit : Le temps est maintenant venu pour toi de te manifester pour proclamer ton message. »
Les missions de Mani
Ainsi donc, le Prophète reçut l'ordre de quitter la secte des baptistes, où « il vivait tel un agneau cherchant sa bergerie dans un troupeau étranger… » (CMC, 72). Est-ce de son libre choix ou la brebis récalcitrante fut-elle excommuniée de la secte ?
Vu l'imprécision de nombreux documents, nous ne chercherons pas à suivre Mani en ses expéditions missionnaires. On sait toutefois qu'il ne cessa de déployer une activité étonnante – d'autant plus que son infirmité physique ajoutait à ses difficultés –, activité qui le mena d'abord à la capitale, Ctésiphon, puis au pays des Indiens.
On estime que ce premier grand voyage apostolique s'étendit sur deux années ; à l'aller comme au retour de l'Inde, Mani emprunta la voie maritime. Le retour fut coupé de longues haltes consacrées à la prédication dans les « pays des Mèdes et des Parthes » – Perside, Mésène. Inlassablement, le missionnaire proclamait son message. Bien qu'il eût réussi à implanter une communauté au port de Dêb, il n'y eut pas de prosélytisme en milieu bouddhiste, mais un certain succès dans des communautés chrétiennes. On retrouve l'écho d'une grande déception : « Ces gens supportent des rois, accueillent les césars et les satrapes qui sont parmi eux. Mais la Vérité que j'ai prêchée parmi eux, ils ne l'ont pas accueillie » (Képh. LXXVI).
C'est à la suite de ce voyage que Shâpûr, régnant désormais seul, invita Mani à se rendre à la cour. Ibn an-Nadîm relate cette première rencontre, vers avril 243. Le monarque lui accorda plusieurs entretiens au cours desquels il s'intéressa à la doctrine. « Mânî lui présenta un certain nombre de requêtes, entre autres que ses disciples fussent respectés dans le pays […] et qu'ils pussent pénétrer partout où ils voudraient. Shâpûr acquiesça à toutes ses demandes. » Shâpûr voyait peut-être dans cette doctrine un syncrétisme efficace pour pénétrer les empires voisins.
Quoi qu'il en fût de ses véritables sentiments, il semble bien qu'il soit demeuré fidèle à ses promesses, et Mani lui-même rendra témoignage des faveurs dont il a bénéficié (Homélies, III). Le monarque l'invita même à le suivre dans ses campagnes contre les légions romaines. Mais son rôle était de se donner à sa seule tâche : « Je suis un disciple, venu du pays de Babel, et je m'en vais prêchant » (Fragment de Tûrfân, M. 4).
Il parcourait, en randonnées harassantes, les provinces de l'empire, de la Perside à l'Abayestan. Ce furent aussi les missions en terre étrangère pour proclamer les dimensions universelles du manichéisme. Des prosélytes allèrent prêcher en Égypte, où la religion de la Lumière devait s'enraciner profondément ; d'autres, remontant la vallée du Tigre jusqu'à Kerkûk, répandirent leur doctrine dans les communautés chrétiennes de la région ; certains atteignirent les rives de l'Oxus – l'Amou-Daria.
Néanmoins, malgré d'incontestables succès, Mani rencontrait une âpre résistance. C'est toujours la même amertume, dont on retrouve la saisissante expression dans un psaume copte sur le Bêma : « Depuis le jour de la grande persécution jusqu'au jour de la Croix, il y a eu six années. Je les ai passées à marcher au milieu du monde, à la façon des captifs, parmi des étrangers… »
La mise à mort d'un prophète
Lorsque Bahrâm succède à son père sur le trône, en 273 probablement, la situation va rapidement évoluer. Le tout puissant magupat ou archimage Kartêr n'eut pas de peine à convaincre le nouveau Roi des rois de tout l'avantage pour l'État d'une unification de ses sujets autour du culte traditionnel et de combattre les cultes étrangers et leurs influences dissolvantes. Prévenu, au cours d'un voyage missionnaire dans sa Babylonie natale, d'avoir à se rendre à la résidence royale, Mani prend la direction de Gundêshâpûr. Arrivé là un jour de chasse, il attendra au poste de garde du palais pendant le banquet offert aux invités, où Kartêr est en bonne place. Le repas fini, Bahrâm vient à la porte où se tient le prêcheur : « Sitôt que le roi l'aperçut son visage se tordit en un rictus. Ses premiers mots furent : Tu n'es pas le bienvenu ! Eh ! À quoi es-tu bon, puisque tu ne vas ni au combat ni à la chasse ? Mais peut-être a-t-on besoin de toi pour faire le savant et le guérisseur !… Et, même cela, tu ne le fais pas ! » De quel droit se prétend-il prophète ? N'est-ce pas un crime de lèse-majesté ? La colère du monarque ne connaît plus de bornes.
Condamné, traîné en prison, les fers aux mains et aux pieds, le corps immobilisé sous le poids de chaînes qui lui interdisent tout mouvement, commencent alors les vingt-six jours d'une « Passion » qui dut s'étendre du 31 janvier au 26 février 277. L'ordre était de le faire mourir d'épuisement dans un cachot. Quelques rares fidèles furent témoins, impuissants, de cette agonie, désignée dans l'Église manichéenne sous le nom de « crucifixion ». Quand Mani sentit approcher la fin, il fit monter son ultime prière : « O Premier de la Justice, écoute la voix de l'opprimé… Mon Sauveur. O Homme parfait, Vierge de la Lumière, attirez vers vous mon âme hors de cet Abîme. » Il avait achevé de lancer son « cri à travers le monde ». La dépouille aurait été dépecée et crucifiée sur les portes de la ville.
La gnose manichéenne
« Jamais il n'a été écrit ni révélé de livres comparables à ceux que j'ai écrits » (Képhalaïon, CLIV). Le manichéisme étant essentiellement une « religion du Livre », et pour éviter les schismes et hérésies qui brisent les religions du fait que les fidèles d'un même prophète n'admettent pas les mêmes Écritures ni donc le même message, Mani s'est imposé le soin de communiquer lui-même par l'écriture l'objet de sa révélation. Aussi peut-il dire : « les livres que j'ai écrits ».
Pour reprendre une formule du manichéen africain Felix – « probetur mihi per scripturas deificas » (Augustin, c. Fel., I, 13) – ces Écritures ne sont pas seulement « divines » de par leur origine et leur inspiration, mais elles sont « déifiques ». Elles introduisent – ou plutôt réintroduisent – dans la Lumière, qui est Dieu. Augustin, fort au fait de l'enseignement distribué par les maîtres aux simples fidèles, écrit encore : « Lorsqu'on nous fit la lecture de cette Épître (Epist. Fundamenti de Mani), nous étions ‘illuminés' (illuminati), disiez-vous » (c. Ep. Fund., V, 6).
Combien d'ouvrages composent-ils ces Écritures ? Sans pouvoir entrer ici dans les discussions sur ce sujet, il semble bien que la somme canonique manichéenne comprenne au moins sept écrits. Ibn an-Nadîm, en bibliothécaire bien informé, nous donne un catalogue confirmé par Al-Birûnî et Al-Ya'qûbî, des livres et des lettres du prophète : « Mânî a composé sept ouvrages : l'un en perse [soit en pehlevi] et les six autres en langue syriaque ». Ces écrits sont : les Mystères, dont notre auteur cite les titres des dix-huit chapitres ; le Livre des Géants ; le Shâbuhragân, dédié à Shâpûr Ier, livre qui sera exclu de cette liste quand les rois de l'Iran devinrent les ennemis de l'Église de Mani ; le Trésor de la Vie ; la Pragmateïa, ou cycle de légendes. Si l'on écarte les Préceptes pour les Auditeurs et les Élus, livre cité par l'historien arabe, mais inconnu par ailleurs, il faut ajouter l'Évangile Vivant, que le Codex grec utilise largement. Vient aussi la collection des Épîtres, déjà signalée et, aussi signalé dans les documents coptes, le Psautier, ou Livre des Psaumes et Prières.
Ces « sources » attribuées au fondateur du manichéisme nous sont parvenues d'une manière très inégale : ainsi nous ne connaissons que le titre du traité de la Pragmateïa, et quelques rares citations du Livre des Mystères. La « littérature » manichéenne est évidemment bien plus riche et la contribution de certains membres de cette Église est considérable. Mais nous sortons alors des Écritures canoniques pour entrer dans l'élaboration théologique ou l'œuvre polémique des docteurs. Il reste que les Képhalaïa coptes et le Codex grec (CMC), déjà mentionnés, sont les seuls à éclairer certains points de doctrine et d'histoire. Rappelons enfin les déclarations et les écrits de représentants africains – Faustus, évêque manichéen, Fortunatus, prêtre et Felix, docteur, auxquels on peut adjoindre l'Auditeur romain Secundinus – dont les contributions sont d'un remarquable intérêt.
Comme les gnosticismes classiques, le manichéisme prétend apporter la connaissance fondamentale, la gnose, qui révélera à l'« initié » l'alpha et l'oméga de sa condition humaine ou, pour utiliser la terminologie manichéenne : le commencement, le milieu, la fin. Or, à la différence de la connaissance rationnelle, qui aboutit au concept et opère par déductions et propositions théoriques, la gnose, rejetant les mécanismes de la logique, propose son enseignement sous forme de mythe. Prétendre recevoir le message de Mani au sens littéral, c'est le condamner à demeurer la « fallacissima fabula » dont parlait saint Augustin, car c'est refuser de l'entendre dans sa signification authentique. Le gnostique considère que la vérité est intraduisible – « inénarrable et ineffable », disait Secundinus – par les procédés de la science commune. Elle nécessite attente, contemplation extatique et mystique d'une âme disponible. C'est devant le mythe, à travers le message qu'il porte en filigrane, que la vérité est saisie et que s'opère la gnose.
Le mythe raconte une histoire sacrée, un événement qui a eu lieu dans le temps fabuleux du « commencement ». Mais le mythe est également riche d'enseignements pour aujourd'hui et pour demain : il montre la simultanéité fondamentale existant entre les successions apparentes du passé, du présent et du futur. Le mythe est une leçon exemplaire relevant de l'histoire et de la prophétie. C'est ainsi que, dans son Épître du Fondement (11, 12), Mani présente son message : « Mani, apôtre de Jésus-Christ, par la providence de Dieu le père. Voici les paroles du salut, venant de la source éternelle et vivante : celui qui les écoutera, qui les croira d'abord et ensuite conservera ce qu'elles auront mis au profond de lui-même, celui-là […] jouira de la vie éternelle de gloire. »
Les deux « Principes » et les « Trois Temps »
La doctrine fondamentale du manichéisme enseigne le dualisme radical des « Principes » ou « Racines » antithétiques, l'histoire des « Trois Temps » ou « des Trois Moments » – initium, medium et finis – qui sont les phases au cours desquelles les « Deux Principes » déroulent leur drame. C'est dans ce drame, dont l'origine remonte au « Temps Antérieur », que la création du cosmos s'insère. Et c'est comme acteur de ce drame que l'homme doit jouer son rôle, à la place qui est la sienne, constituant en même temps un champ de bataille à l'intérieur duquel se déroule le combat. Pour qui se considère ainsi engagé, à la fois comme soldat, au service de son « royaume », et comme enjeu où s'affrontent les principes antagonistes, le problème unique consiste à bien connaître sa mission.
Un texte chinois (« Fragment Pelliot », VI) présente ainsi cette doctrine, sous la rubrique « Règles pour entrer en religion » : « D'abord [il faut] discerner les deux principes. Celui qui demande à entrer en religion doit savoir que les deux principes de la lumière et de l'obscurité ont des natures absolument distinctes… Ensuite [il faut] comprendre les trois moments [qui sont] : 1° le moment antérieur ; 2° le moment médian ; 3° le moment postérieur. Dans le moment antérieur, il n'y a pas encore les cieux et les terres ; il existe seulement, à part l'une de l'autre, la lumière et l'obscurité ; la nature de la lumière est la sagesse ; la nature de l'obscurité est la stupidité… Dans le moment médian, l'obscurité a envahi la lumière ; elle se donne libre carrière pour la chasser ; la clarté vient et entre dans l'obscurité, et s'emploie tout entière pour la repousser. […] Dans le moment postérieur, l'instruction et la conversion sont achevées ; le vrai et le faux sont retournés chacun à sa racine. »
Ce texte nous présente les deux principes originels, lumière et ténèbres, d'abord séparés, chacun en leur propre royaume, puis aux prises en un combat déclenché par l'obscurité envahissant la terre de la lumière ; enfin retour à la situation première après le combat. Ces « temps » représentent les phases du mythe manichéen. Les deux principes, lumière et ténèbres, bien et mal, sont également éternels et d'égale force, mais le nom de Dieu est réservé au principe du bien.
Il n'est pas question ici de prétendre traiter du mythe cosmogonique manichéen dans ses multiples péripéties. Qu'il suffise de dresser un tableau de l'enseignement relatif à l'origine de l'homme et du monde.
Le Combat du Temps Médian, les premiers hommes
Poussé par son désir insensé et son instinct de puissance, le prince des ténèbres entraîna alors ses sujets dans une agression contre la terre de la Lumière. Grâce à sa science parfaite, Dieu vit le danger menaçant la quiétude des habitants de son royaume. Pour repousser les tentacules du mal, il « évoqua » de sa propre substance diverses hypostases : d'abord la « Mère des vivants » qui fit appel à l'« homme primordial ». Mais celui-ci, avec ses cinq fils – Lumière, Air, Vent, Eau et Feu – comparables à une cuirasse, fut englouti par les « démons ». Ainsi l'affrontement du Temps Médian commence par une défaite de la lumière qui est « mélangée » aux ténèbres.
Mais il y a incompatibilité absolue entre les deux substances. Les démons seront obligés de rejeter cette lumière, ne pouvant l'assimiler. Diverses « évocations » se succèdent au secours de la lumière asservie. À l'appel lancé par l'« Esprit Vivant », nouveau messager « évoqué » par le Père, l'« homme primordial » lance sa réponse. L'appel au salut vient donc de Dieu et l'homme déchu, sorti de son inconscience, revient au royaume de la lumière.
Mais le salut n'est pas achevé : l'« homme primordial » a dû abandonner les cinq éléments de son armure, qui sont comme son âme. Le mythe se présente alors, à travers un dédale compliqué surchargé d'épisodes et de personnages. Le scénario de ce nouveau sauvetage va aboutir à l'organisation d'un univers avec, au faîte, le « soleil » et la « lune », pure substance non contaminée. Quant à la masse des huit terres, le mélange est le plus pauvre en lumière.
Le « Troisième Envoyé » sera chargé de ce « raffinage » qui nécessite la mise en marche d'une sorte de noria cosmique puisant la lumière échappée de la matière pour la porter, par la « Colonne de louange », aux deux grands luminaires, navires de l'espace, qui la ramèneront aux ports de la terre de la lumière. Vient alors le mythe des « archontes androgynes ». C'est sur le soleil aussi « que sont exposés de belles jeunes filles et de beaux jeunes gens […] dont les corps enflamment les passions des princes des ténèbres » (cf. Augustin. C. Faustum, 20, 6). Devant cette apparition, les puissances mauvaises, toujours poussées par la concupiscence, répandent avec leur semence la partie de lumière qu'elles avaient engloutie. De ce qu'il en tombe sur terre, vont germer grains, herbes, plantes et fruits. Comme l'écrit Faustus, « Jésus, la vie et le salut des hommes, est suspendu à tout bois » (C. Faust. 20, 2), la nature entière n'est qu'une immense croix où est attaché le Jesus patibilis, lumière encore prisonnière loin du royaume, floraison qui attend d'être détachée.
Après une guerre intestine et des scènes de cannibalisme dans la faune prolifique qui la caractérise, la concupiscence, qui conduit ce monde du chaos et de la haine, décide, pour faire face au « Troisième Envoyé », de concentrer la substance divine, éparse à travers les végétaux et dévorée par les avortons, dans deux démons, un mâle et une femelle, et de la maintenir prisonnière dans leur seule progéniture. C'est ce couple, seul survivant, qui engendra Adam et Ève, nos premiers parents, dont le corps, avec sa forme animale et sa libido, garde les stigmates de son origine démoniaque.
L'éveil et le salut – le Temps Final – le Christ historique
De même que l'homme primordial eut besoin de l'appel de l'Esprit vivant pour se reconnaître, ainsi en alla-t-il d'Adam, plongé dans un sommeil de mort et qui n'en sortit qu'après la venue d'un éveilleur, d'un sauveur, le Jésus transcendant ou Jésus-le-Lumineux : « Jésus le fit tenir debout et goûter à l'Arbre de Vie […] Alors Adam dit : Malheur au créateur de mon corps, à celui qui y a lié mon âme et aux rebelles qui m'ont asservi. » Le processus du salut est donné dans le récit du mythe : Adam a été éveillé et il sait. La leçon qu'il vient de recevoir du sauveur est celle de la connaissance totale, de la gnose.
Or, en se propageant, le genre humain prolonge l'état existant dès l'origine de nos premiers parents. Pour atteindre la gnose qui mettra un terme à l'exil du « Temps Médian » pour la réintégration de la lumière captive, un nouveau sauveur sera envoyé qui enseignera la voie salutaire déjà proposée par le Jésus transcendant du mythe : opérer la séparation de ces deux éléments inconciliables, le « moi vivant » du « moi obscur », l'« homme nouveau » du « vieil homme ». Le « Temps Final » qui clôt le drame cosmogonique verra ainsi le retour des deux substances à leur état primitif de séparation. Quel est donc le révélateur qui a apporté aux descendants d'Adam, aux hommes de tous les temps, les paroles salvatrices ?
« Nous avons suivi un Sauveur spirituel… Si notre Seigneur avait été charnel, toute notre espérance en eût été coupée dans sa racine. » C'est ainsi que le manichéen Secundinus proclame sa foi dans le Christ, « Droite de la Lumière, Droite de la Vérité », envoyé par le Père, dont il est une manifestation, venu historiquement pour donner le sublime exemple de sa vie, protégée des souillures de la chair. Et Fortunatus, le prêtre manichéen africain, déclare : « L'âme ne peut être réconciliée avec Dieu que par notre maître, le Christ Jésus. » La doctrine et la piété manichéennes donnent une place de premier plan à Jésus présenté, selon la conception docète, comme « Sauveur spirituel », protégé des stigmates honteux d'une naissance charnelle et qui a donc échappé au supplice de la croix que Satan voulait lui imposer. Il continue sa mission tant que se poursuit le combat entre les deux principes : le mythe du Jesus patibilis en est une grandiose illustration. Par l'exemple de sa vie, le Christ spirituel, apparu dans l'histoire, est un maître en gnose qui saura nous conduire au havre du royaume, comme le chante ce Psaume à Jésus (du Psautier copte du Fayoum) : « Jésus, mon veilleur véritable, puisses-tu veiller sur moi. Premier-né du Père des Lumières, puisses-tu veiller sur moi… Le navire de Jésus fera sa course vers la hauteur ».
Mani, le Paraclet, « apôtre de Jésus-Christ »
Si Jésus tient une place éminente parmi les messagers venus du Père apporter les paroles du salut, ce n'est pas lui toutefois qui a mis un terme à la révélation. Le sceau des prophètes apparaît avec Mani, « Apôtre de Jésus-Christ » (cf. Ép. du Fond., Ép. à Menoch). Augustin écrit lui-même : « Mani a tenté de faire croire que l'Esprit saint, qui console et enrichit les fidèles, demeurait personnellement en lui, avec pleine autorité » (Conf. V, 5, 8). Et son adversaire Felix, expose ainsi sa doctrine : « Paul dit dans une Épître : Imparfait notre savoir, imparfaite notre connaissance ; quand viendra ce qui est parfait, l'imparfait sera aboli. À nous qui écoutions Paul parler ainsi, voilà que Mani est venu avec sa prédication… C'est pourquoi nous l'avons accueilli. Car il nous a enseigné le commencement, le milieu et la fin… Et comme nous n'avions rien entendu de tel en Paul, ni chez aucun apôtre, nous croyons que c'est Mani qui est le Paraclet » (C. Fel. I, 9). Les déclarations d'Augustin et des manichéens africains sont amplement confirmées par les textes coptes de Medînet Mâdi et par un fragment en moyen-perse de Tûrfân. Le Codex grec est aussi très explicite sur l'« infusion » en Mani du suzugos, le compagnon, lors de sa première « annonciation » :
« Que la paix du Dieu invisible et la connaissance de la vérité soient avec les frères saints […] qui croient aux divins préceptes et les mettent en pratique » (Ep. Fund., 11, 13). Telles sont les paroles de Mani pour annoncer les règles morales du disciple véritable.
L'Église manichéenne
Les fidèles se répartissaient entre Élus ou Parfaits et Auditeurs ou Catéchumènes, ces deux « grades » correspondant à des niveaux inégaux de démarche sur les chemins de la même gnose.
Cette structure se double d'une organisation ecclésiastique. L'institution se surimpose au mouvement prophétique, mais la hiérarchie ne recrute que chez les Élus. Ainsi donc, à la base, le peuple, la plebs, avec Auditeurs et Élus, ceux-ci formant la « classe sacerdotale » (sacerdotale hominum genus – cf. Faustus, XXX, 1). Viennent d'abord les douze « maîtres », et un treizième, à la tête de l'Église – résidant à Al-Madaïn (Séleucie-Ctésiphon), là où Mani passa sa première enfance –, puis soixante-douze « évêques » ou « diacres » et trois cent soixante « prêtres ». Cette hiérarchie se complète par de multiples charges pour les besoins des communautés, les chants et antiennes tenant une grande place dans la liturgie, et en particulier pour la fête du Bêma, la plus importante de l'année.
La répartition des fidèles en deux classes conduit logiquement à deux régimes distincts de règles, l'un pour les Auditeurs, l'autre pour les Élus. Les premiers ont un « décalogue » relativement souple : ne pas se livrer à l'idolâtrie ou à la magie ; ne pas mentir ; s'interdire l'avarice ; ne pas commettre d'adultère ; ne pas voler ; ne pas faire preuve de duplicité ; ne pas suivre les imposteurs ; ne pas négliger les exercices de piété. Le laïc est astreint à quatre prières quotidiennes ; il se purifie des œuvres matérielles par l'aumône et le don d'une partie de ses biens aux Élus ; il est tenu aux jeûnes, hebdomadaires – le dimanche, qui prépare à la confession du lundi devant un Élu – et annuel, de trente jours, s'achevant par la célébration du Bêma.
L'Élu, qui a opté pour la vie parfaite, est astreint à une ascèse d'une extrême rigueur. Il doit participer par tout son être à la mission confiée par le Père et dont le Christ a donné le sublime exemple. Il est coutume de grouper sous le nom de règle des « Trois Sceaux » les interdits : sceau de la bouche, des mains, du sein.
Le sceau de la bouche concerne la discipline de la parole – mensonge, parjure et serment ne sauraient convenir, même à un simple manichéen – et les règles alimentaires sont strictes : aucun aliment impur – la force maléfique est surtout active dans la viande – ni même poisson ; pas de laitages, ni de vin ou de toute boisson fermentée. Le religieux doit donc vivre en pur végétarien.
Le sceau des mains : tout geste pouvant attenter au Jesus patibilis est condamné. De là vient l'interdiction pour le religieux du travail agricole, qu'il s'agisse de la cueillette des fruits ou de la moisson. Il va de soi que répandre le sang des animaux, se livrer à un acte de guerre, participer à une armée ou à des fonctions publiques compromises avec la morale du siècle, est prohibé.
Le sceau du sein impose à l'Élu la chasteté totale et donc le célibat perpétuel. User du mariage et surtout procréer serait en effet propager l'œuvre du mal. En un sens, selon l'évêque manichéen Faustus, nous pouvons regarder nos parents comme des ennemis « car ils nous ont enchaînés à la chair par leur union conjugale » (Augustin, C. Faustum, XV, 7). Favoriser la multiplication des animaux ou les plantations agricoles est également une faute. Un texte du manuscrit de Pékin est très clair : « L'univers, nous dit Mani, est la pharmacie où les corps lumineux guérissent, mais il est en même temps la prison où les démons obscurs les enchaînent. »
Un Hymne de Tûrfân, intitulé Destin de l'Âme, traduit bien cette vue pessimiste de la situation de l'homme caractéristique du manichéisme : « Issu de la Lumière et des dieux,/me voici en exil et séparé d'eux./Les ennemis, fondant sur moi,/m'ont emmené parmi les morts./Qu'il soit béni et trouve délivrance,/qui délivrera mon âme de l'angoisse… »
François Decret
Septembre 2003
Source:
http://www.clio.fr/bibliotheque/Regards_sur_le_manicheisme.asp
Bibliographie
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Le manichéisme
H.-Ch. Puech
In Histoire des religions sous la direction de H.-Ch Puech, pp. 523-645
Gallimard, Paris, 1972 rééd. 1999 |