LA DISSOLUTION DE L'ORDRE DE L'ÉTOILE
UNE DÉCLARATION DE J. KRISHNAMURTI
Extraite de Krishnamurti et l'unité humaine
Carlo SUARÈS, Editions Adyar – Paris, 1962
(Certains passages, très brefs, avaient été supprimés par C. Suarès. Je les ai rétablis,
afin de respecter l'expression exacte de ses intentions par K.)
« Ce matin, nous allons discuter la dissolution de l'Ordre de l'Étoile. Beaucoup vont être contents, d'autres en seront affligés. Mais il ne s’agit pas ici de joie ni de tristesse, puisque cette dissolution est inévitable, comme je vais vous le démontrer.
La vérité est un pays sans chemins, que l'on ne peut atteindre par aucune route, quelle qu'elle soit : aucune religion, aucune secte. Tel est mon point de vue : et je le maintiens d'une façon absolue et inconditionnelle. La vérité, étant illimitée, inconditionnée, inapprochable par quelque sentier que ce soit, ne peut pas être organisée. On ne devrait donc pas créer d'organisations qui incitent les hommes à suivre un chemin particulier. Si vous comprenez bien cela dès le début, vous verrez à quel point il est impossible d'organiser une croyance. Une croyance est une question purement individuelle, et vous ne pouvez ni ne devez l'organiser. Si on l'organise, elle devient une religion, une secte, une chose cristallisée, morte, que l'on impose à d'autres. C'est ce que tout le monde essaie de faire. La vérité est ainsi rétrécie et transformée en un jouet pour les faibles, pour ceux dont le mécontentement n'est que momentané. La vérité ne peut pas être rabaissée au niveau de l'individu, mais c'est bien plutôt l'individu qui doit faire l'effort de s'élever jusqu'à elle. On ne peut pas amener dans la vallée le sommet de la montagne. Si on veut l'atteindre, il faut prendre par la vallée, grimper les pentes raides, sans craindre le danger des précipices. Il faut monter vers la vérité : elle ne peut pas être abaissée vers vous, organisée pour vous. Si c'est par son organisation qu'une idée vous a intéressé, cela prouve que l'intérêt n'était ici qu'extérieur : l'intérêt qui ne naît pas de l'amour de la vérité pour elle-même est sans valeur. L'organisation devient un cadre pour la commodité des membres qui s'y insèrent. Ils ne s'efforcent plus vers la vérité, vers le sommet de la montagne, mais ils se creusent une niche confortable dans laquelle ils se placent, ou se font placer, pensant qu'ainsi l'organisation les conduira à la vérité.
Voilà la première raison, pour laquelle, à mon point de vue, l'Ordre de l'Étoile doit être dissous. Malgré quoi, vous allez probablement fonder quelque autre ordre, vous continuerez à appartenir à d'autres organisations qui cherchent la vérité. En ce qui me concerne, je ne veux appartenir à aucune organisation. Il est bien entendu que je ne parle pas ici des organisations matérielles, mécaniques, qui sont utiles, et même indispensables comme par exemple, si je prends un train pour me mener à Londres, ou si j'emploie la poste ou le télégraphe. Toutes ces choses ne sont que des machines, elles n'ont absolument rien à voir avec la spiritualité. Je le répète, aucune organisation ne peut conduire les hommes à la vie spirituelle.
Si l'on crée une organisation dans ce but, elle devient très vite une béquille, une entrave qui mutile l'individu et l'empêche de croître, d'établir sa personnalité unique, laquelle réside dans la découverte, pour lui-même, de cette vérité absolue, inconditionnée. Telle est la seconde raison pour laquelle j'ai décidé, puisque je me trouve être le chef de l'Ordre, de le dissoudre. Personne n'a pesé sur ma décision. Elle n'a d'ailleurs rien de bien extraordinaire puisque je ne veux pas de disciples. Dès le moment que l'on suit quelqu'un, on cesse de suivre la vérité.
Je ne me préoccupe pas de savoir le cas que vous faites de ce que je dis. Je veux faire une certaine chose dans le monde, et je la ferai avec une invariable fixité de concentration. Je ne veux m'occuper que d'une seule chose essentielle : libérer l'homme. Le libérer de toutes les cages, de toutes les craintes, et non pas au contraire fonder une religion, une secte, ni proposer de nouvelles théories philosophiques.
Vous allez naturellement me demander pourquoi je parcours le monde en parlant. Je vais vous le dire.
Ce n'est pas pour être suivi, ce n'est point par le désir de me composer un groupe spécial de disciples choisis. Les hommes aiment tellement à se distinguer de leurs semblables, fût-ce par les différences les plus ridicules, les plus mesquines, les plus absurdes ! Cette absurdité, je ne veux pas l'encourager. Je n'ai pas de disciples, je n'ai pas d'apôtres : ni sur terre, ni dans le domaine de la spiritualité. Ce n'est pas non plus le désir de l'argent ni de la vie confortable qui me mène. Si je voulais avoir une vie confortable, je n'irais pas dans des camps, ni dans des pays humides. Je parle en toute franchise, car je désire que ces choses soient établies clairement une fois pour toutes. Je ne veux pas continuer, d'année en année, des discussions enfantines.
Un journaliste qui m'interviewait trouvait extraordinaire de dissoudre une organisation composée de milliers et de milliers de membres. Il disait: « Que ferez-vous ensuite? Comment vivrez-vous? Vous n'aurez plus personne pour vous suivre, on ne vous écoutera plus. » Eh bien ! moi je vous dis : « S'il n'y a que cinq personnes qui veuillent entendre, qui veuillent vivre, dont les visages soient tournés vers l'éternité, ce sera suffisant. » À quoi cela sert-il d'avoir des milliers de personnes qui ne comprennent pas, qui, définitivement embaumées dans leurs préjugés, ne veulent pas la chose neuve, originale, mais la veulent traduite, ramenée à la mesure de leur individualité stérile et stagnante ? Je vous parle avec une certaine violence, mais je vous prie de bien comprendre que ce n'est pas par manque de compassion. Si vous allez consulter un chirurgien, n'est-ce pas bon de sa part de vous opérer, même s'il doit vous faire souffrir ? C'est ainsi que, si je vous parle sans détours, ce n'est point par manque d'amour, au contraire.
Comme je vous l'ai déjà dit, je n'ai qu'un but : rendre l'homme libre, l'inciter à la liberté, l'aider à s'affranchir de toutes les limitations, car cela seulement lui donnera le bonheur éternel, la réalisation inconditionnée du soi.
C'est précisément parce que je suis libre, inconditionné, intégral, parce que je suis la vérité : non point partielle, ni relative, mais entière, la vérité qui est éternelle, c'est pour cela que je désire que ceux qui cherchent à me comprendre soient libres, et non pas qu'ils me suivent, non pas qu'ils fassent de moi une cage qui deviendrait une religion, une secte. Ils devraient plutôt s'affranchir de toutes les craintes : de la crainte des religions, de la crainte du salut, de la crainte de la spiritualité, de la crainte de l'amour, de la crainte de la mort, de la crainte même de la vie. Comme un artiste qui peint un tableau parce que son art est à la fois sa joie, son expression, sa gloire, son épanouissement, c'est ainsi que j'agis, et non pas pour obtenir quoi que ce soit de qui que ce soit.
Vous êtes habitués à l'autorité, ou à l'atmosphère de l'autorité : vous attendez d'elle qu'elle vous fasse accéder à la vie spirituelle. Vous croyez, vous espérez, qu'un autre, par des pouvoirs extraordinaires — un miracle — vous transportera dans la région de la liberté éternelle, qui est le bonheur. Toute votre conception de la vie est basée sur cette croyance. Voici trois ans que vous m'écoutez sans que, à part quelques exceptions, aucun changement se soit produit en vous. Analysez bien ce que je dis, avec un esprit critique, afin de comprendre pleinement, profondément. Lorsque vous demandez à une autorité de vous mener à la vie spirituelle, vous êtes automatiquement obligés de construire une organisation autour de cette autorité. Et par le fait même de cette organisation, vous voilà prisonniers comme dans une cage.
Si je parle avec cette franchise, pensez bien que je ne le fais point par dureté, ni par un excès d'ardeur dans la poursuite de mon but, mais parce que je veux que vous me compreniez, car enfin c'est pour cela que vous êtes ici, et nous perdrions notre temps si je n'expliquais pas clairement, d'une façon décisive, mon point de vue.
Pendant dix-huit ans, vous avez tout préparé pour cet événement: la venue de l'Instructeur du Monde. Pendant dix-huit ans, vous vous êtes organisés, vous avez attendu quelqu'un qui vienne apporter une nouvelle joie à votre esprit et à votre coeur, encourager et transformer votre existence, vous donner un autre entendement, vous élever à un plan supérieur de la vie, vous rendre libres enfin — et maintenant, voyez ce qui se passe! Considérez, raisonnez en vous-mêmes, cherchez si cette croyance vous a rendus différents — et je ne vous parle pas de cette différence, toute superficielle, qui consiste à porter des insignes : détail tout à fait mesquin et absurde.
Cette croyance a-t-elle balayé en vous toutes les choses non essentielles de la vie? Il n'y a ici qu'un critérium : de quelle façon êtes-vous plus libres, plus grands, plus dangereux à l'égard de toutes les sociétés basées sur ce qui est faux et non essentiel ? En quoi les membres de cette organisation de l'Étoile se sont-ils transformés?
Comme je l'ai dit, vous avez tout préparé pour moi pendant dix-huit ans. Il m'est égal que vous croyiez que je sois ou non l'Instructeur du Monde. Cela est sans aucune importance. Comme membres de l'Ordre de l'Étoile, vous avez donné votre sympathie et votre énergie parce que vous admettiez que Krishnamurti était l'Instructeur du Monde — partiellement ou totalement : totalement pour ceux qui cherchent en toute bonne foi, et partiellement pour ceux que satisfont leurs propres demi vérités.
Donc, vous avez tout préparé pendant dix-huit ans : voyez cependant combien de difficultés se trouvent encore sur la voie de votre compréhension, combien de complications, combien de choses mesquines. Vos préjuges, vos craintes, vos autorités, vos églises, anciennes et nouvelles, toutes ces choses, je le maintiens, sont des obstacles à la compréhension. Je ne peux pas vous parler plus clairement. Je ne veux pas que vous acceptiez mon opinion, mais que vous me compreniez.
Cette compréhension est nécessaire parce que votre croyance, au lieu de vous transformer, vous a compliqués, et que vous n'êtes pas désireux d'envisager les choses telles qu'elles sont. Vous voulez avoir des dieux à vous: de nouveaux dieux au lieu des anciens, de nouvelles religions au lieu des anciennes, de nouvelles formes au lieu des anciennes — tous également sans valeur, tous des barrières, des limitations, des béquilles. Vous en êtes là. Au lieu des anciennes différences spirituelles, vous en avez de nouvelles, de nouvelles formes d'adoration, au lieu des anciennes. Vous dépendez tous de quelqu'un pour votre vie spirituelle, de quelqu'un d'autre pour votre bonheur, et bien que vous ayez tout préparé pour moi pendant dix-huit ans, lorsque je viens vous dire qu'il faut rejeter tout cela et chercher en vous-mêmes l'illumination, la gloire, la purification, l'incorruptibilité du soi, pas un de vous n'accepte de le faire. Ou du moins très peu, très peu d'entre vous.
Dans ces conditions, quel besoin d'organisation?
Que ferais-je d'une suite de gens insincères, hypocrites, moi l'incorporation de la vérité ? Encore une fois, je ne veux rien dire de dur ou de peu charitable, mais nous en sommes à un point où il faut regarder les choses en face. J'ai dit, l'année dernière, que je n'acceptais aucun compromis. Bien peu alors m'ont compris. Cette année, je ne laisse subsister aucun doute. Je ne sais pas combien de milliers de personnes à travers le monde — des membres de l'Ordre — ont tout préparé pour moi pendant dix huit ans, et maintenant ils ne veulent pas écouter sans réserves ce que je dis.
Alors, à quoi bon une organisation?
Je le répète, mon dessein est de faire des hommes inconditionnellement libres, car je maintiens que la vie spirituelle consiste uniquement dans l'incorruptibilité du soi, qui est éternel; qu'elle est l'harmonie entre la raison et l'amour. Cela, c'est la vérité absolue, inconditionnée, la vérité qui est la vie elle-même. Je veux donc délivrer l'homme, et qu'il se réjouisse comme un oiseau dans le ciel clair, sans fardeau, indépendant, extatique au milieu de cette liberté. Et moi, pour qui vous avez tout préparé pendant ces dix-huit ans, je vous dis qu'il faut vous affranchir de toutes ces choses, de vos complications, de vos empêtrements.
Et pour cela, vous n'avez nul besoin d'une organisation basée sur une croyance d'ordre spirituel. A quoi bon une organisation pour cinq ou dix personnes dans le monde, pour cinq ou dix personnes qui comprennent, qui luttent, qui ont rejeté toutes les mesquineries ? Et quant aux faibles, aucune organisation ne peut les aider à trouver la vérité, il faut qu'ils la trouvent en eux : elle n'est ni loin ni près, elle est éternellement là.
Encore une fois, aucune organisation ne peut nous rendre libres. Rien, ni personne, du dehors, n'en est capable : vous n'y parviendrez ni par un culte officiel, ni par l'immolation de vous-mêmes pour une cause quelconque, ni par l'accomplissement d'aucune æuvre. Vous employez une machine à écrire pour votre correspondance, mais il ne vous vient pas à l'esprit de la mettre sur un autel pour l'adorer. Eh bien, c'est cela que vous faites lorsqu'une organisation devient votre principal intérêt. —“ Combien de membres contient votre ordre?” Voilà la première question que me posent les reporters. —“ Combien de personnes vous suivent ? Par leur nombre, nous jugerons si ce que vous dites est vrai ou faux.” Je ne sais pas combien ils sont. Je ne m'occupe pas de cela. Comme je l'ai dit, s'il y avait un seul homme délivré, ce serait assez.
Vous gardez l'idée que seules certaines personnes détiennent la clef du royaume du bonheur. Mais personne ne la détient. Personne n'en a l'autorité. Cette clef se trouve dans votre propre moi, et c'est seulement dans le développement, dans la purification et dans l'incorruptibilité de ce moi, que réside le royaume de l'éternité. Ainsi vous verrez combien est absurde tout cet édifice que vous avez construit en cherchant une aide extérieure, faisant ainsi dépendre des autres ce réconfort, ce bonheur, et cette force que vous ne pouvez trouver qu'en vous-mêmes.
Donc à quoi bon une organisation ?
Vous êtes habitués à ce que l'on vous dise combien vous êtes avancés, quel est votre degré spirituel. Que c'est puéril ! Sinon vous, qui donc peut vous dire si vous êtes beau ou laid intérieurement ? Si vous êtes incorruptible? Allons ! Cela n'est pas sérieux.
À quoi bon une organisation?
Mais ceux qui vraiment désirent comprendre, qui s'efforcent de trouver ce qui est éternel, sans commencement ni fin, ceux-là marcheront ensemble avec une plus grande ardeur, une plus grande intensité, et seront un danger pour tout ce qui n'est pas essentiel, pour les irréalités, pour les ombres. Et ils se concentreront. Ils deviendront la flamme, parce qu'ils auront compris.
C'est ce corps qu'il nous faut créer, et tel est mon dessein. À cause de cette vraie compréhension, il y aura une vraie amitié. À cause de cette amitié — que vous ne semblez pas connaître — il y aura une vraie coopération de la part de chacun. Et cela, non pas à cause d'une autorité, ni à cause d'un salut, ni à cause d'une immolation pour un idéal, mais parce que vous aurez vraiment compris, et que, par conséquent, vous serez capables de vivre dans l'éternel. C'est là une plus grande chose que tous les plaisirs, que tous les sacrifices.
Voilà donc quelques-unes des raisons qui m'ont fait prendre cette décision, après deux années d'un examen attentif. Ce n'est pas à la suite d'une impulsion momentanée. Je n'ai été persuadé par personne — je ne me laisse pas persuader en de telles circonstances. Pendant deux ans, je n'ai pensé qu'à cela, avec soin, avec patience, et j'ai décidé de dissoudre l'Ordre, puisque je me trouve en être le chef. Vous pouvez former de nouvelles organisations et attendre quelqu'un d'autre. Je ne m'en occuperai pas, je ne veux pas créer de nouvelles cages, ni de nouvelles décorations pour ces cages. Mon seul souci est de délivrer les hommes, de les rendre libres, libres d'une façon inconditionnelle, absolue. »
Pour situer le contexte :
Quelques précisions historiques utiles :
En mai 1891, meurt Helena Petrovna Blavatsky, la fondatrice de la Société de Théosophie, dont le siège central est à Adyar, Inde. Si les raisons d'être de cette Société sont :
1° « Former un noyau de la Fraternité universelle de l'humanité sans distinction de race, credo, sexe ou couleur;
2° Encourager l'étude comparée des religions, des philosophies et des sciences;
3° Étudier les lois inexpliquées de la nature et les pouvoirs latents dans l'homme. »,
elle repose néanmoins essentiellement sur le rapprochement orient-occident jugé crucial par les Maîtres occultes de H.P. Blavatsky (cf. Lettres des Mahatmas). Qu'ils existent ou non, l'essor est donné à un ré-investissement par les hindous, alors meurtris dans leur fierté nationale et brimés par la tutelle britannique – de leur vaste culture religieuse et philosophique, et de leurs valeurs propres. La bibliothèque d'Adyar va en quelques décennies rassembler un nombre considérable de manuscrits et d'ouvrages, disséminés et en risque d'être perdus définitivement. Les indianistes, les sanskritistes, les pandits hindous, les érudits brahmanes, collaborent à restaurer et sauver des textes aujourd'hui considérés comme capitaux... dont un grand nombre d'Upanishads, sous des versions différentes, avec variantes et commentaires.
Deux ans avant sa mort, en 1989, H.P. Blavatsky aurait confié verbalement au groupe intérieur que le but réel de la Société et du travail de rapprochement orient-occident était de préparer l'humanité à recevoir le nouveau Sauveur, ou plutôt “l'Instructeur du Monde”; quant aux écrits de Mme Blavatsky, extrêmement prolixe et toujours passionnante, ils ne mentionnent qu'une seule fois une idée analogue, mais floue et pressentie dans une centaine d'années de là (Blavatsky Collected Writings Volume XII, page 492 ).
Mais Annie Besant, qui avait repris les rênes à la mort de la fondatrice, ressortit ce thème de préparation à la venue du Messie, secondée par le clairvoyant Charles W. Leadbeater, et ensemble ils en firent un thème majeur de leur œuvre, ainsi que l'axe fondamental de leur mission à la Société de Théosophie. Cinq ans après la mort de H.P. Blavatsky, Annie Besant déclara en public le moment venu de préparer la venue du Nouvel Instructeur. On est donc en 1896.
Coïncidence inouïe, Charles Leadbeater n'allait pas tarder à le découvrir, et dans son entourage, en plus ! En 1909, il trouve le véhicule (entendez, corps physique et psychique) idéal en la personne du fils d'un modeste employé de la Société de Théosophie, à Adyar, Jiddu Krishnamurti.
Seconde coïncidence qui laisse à réfléchir sur son opportunisme, la Société venait de subir son premier schisme l'année précédant l'annonce officielle de la venue imminente du Nouvel Instructeur : l'un des compagnons de la première heure d'Helena Blavatsky, William Quan Judge, préféra rester fidèle à l'esprit de la Doctrine Secrète, plus métaphysique et radicalement ésotérique (à titre informatif, il y a 49 occurrences du terme Upanishad dans la Doctrine Secrète, 370 occurrences des termes Véda, Védantin, Védanta, 542 occurrences du terme Brahman et de ses dérivés, 44 occurrences du terme Atman, 140 occurrences du terme Akasha, etc.); il est probable que le tempérament d'occultiste pratique de Leadbeater devait le choquer et que les visées expansionnistes d'Annie Besant, dont le travail s'orientait de plus en plus vers l'instauration d'une nouvelle religion universelle, devaient lui sembler un détournement de l'occultisme pratique à des fins trop personnelles; il vit là un dérapage subtil dans “la voie de la main gauche” et décida en 1895 de se séparer de la branche d'Adyar, pour retourner à la section-mère, la branche américaine, fondée vingt ans plus tôt, en 1875, à New York par H.P.B, Olcott et Judge. Judge avait été accusé par Olcott et Annie Besant de forger de fausses lettres des Mahatmas (les instructeurs occultes qui modelaient – ou étaient censés le faire – les devenirs de la Société), cependant que sous l'égide de Leadbeater et Besant, l'esprit et les activités de la Société d'Adyar prenaient un tour résolument nouveau, voire sensationnel.
Pour rappel : Déjà en 1906, à Chicago, Leadbeater avait “découvert” le futur Instructeur Mondial en la personne d'un jeune garçon de 11 ans, Hubert van Hook, lequel l'accusa par la suite de pédérastie. Précédemment dans la même année, une autre plainte analogue avait été portée par un adolescent de 14 ans, qui accompagnait Leadbeater dans ses tournées de conférences aux États-Unis.
Leadbeater, sous la pression du scandale, est obligé de démissionner. Quelques mois plus tard, en février 1907,Olcott meurt, et Annie Besant accède – non sans d'âpres combats politiques internes – à la présidence de la Société Théosophique. Grâce à son appui, un an après, fin 1908, Charles W. Leadbeater est autorisé à réintégrer la Société, et il va s'installer à Adyar pour y seconder Annie Besant.
En avril 1909, Leadbeater “découvre” sur la petite plage du domaine d'Adyar le jeune Krishnamurti, alors âgé de 13 ans, et le “voit” comme “le véhicule parfait pour accueillir la descente du nouvel Instructeur, Maitreya”. L'enfant, ainsi que son frère inséparable Nitya, vont dès lors être éduqués intensivement pour ce futur rôle; une mise sous tutelle accordera officiellement tous les droits légaux à Leadbeater et à Mme Besant, après que le père des enfants, employé local de la Société, ait porté plainte en 1912 pour infraction au droit parental.
En 1911, à Bénarès, la Société Théosophique fonde l'Ordre de l'Étoile, afin de préparer les esprits à l'avènement proche du Nouvel Instructeur. C'est Krishnamurti, adolescent de 15 ans, qui en est le chef, ou plutôt la figure centrale, encadré par des théosophes d'expérience qui préparent à la fois le moule du futur Instructeur, et les consciences des milliers de théosophes de par le monde qui adhèrent au nouveau programme.
En 1913, un nouveau schisme important : Rudolf Steiner, secrétaire général depuis 1902 de la section Allemagne-Autriche de la Société Internationale de Théosophie, qui suivait librement sa propre voie et adhérait plus aux traditions occidentales qu'à l'influence hindoue, avait déjà eu de nombreux conflits avec les dirigeants internationaux, notamment des disputes philosophiques sur la signification de la personne du Christ. Il contestait l'évolution de la Société d'Adyar, l'imminence de la venue de Maitreya et l'identité du jeune Krishnamurti-Alcyone-Maitreya. Il rompit les liens et fonda la Société Anthroposophique, toujours très active aujourd'hui.
En 1910, Krishnamurti, âgé de 16 ans, publie – sous la houlette de ses deux mentors – une plaquette intitulée Aux pieds du Maître, qu'il signe Alcyone, corroborant ainsi la clairvoyance de Leadbeater, qui avait “retrouvé” par voyance trente des vies précédentes du prodige qui allait instaurer une nouvelle religion mondiale.
De 1911 à 1914, Krishnamurti et Nitya visitent de nombreux pays, tandis que l'éducation intensive se poursuit. En 1915, Leadbeater change de cap, au grand soulagement d'Annie Besant qui avait pris ses distances d'avec lui. Il s'installe définitivement en Australie, où il mourra en 1934. En 1918, les voyages des deux adolescents reprennent. Un séjour à Ojai, en Californie, bouleverse Krishnamurti : il y a la révélation de sa première expérience spirituelle authentique. On est en 1922.
Le processus a commencé, qui durera en fait toute sa vie. Voir la biographie en 3 tomes de Mary Luytens : « Le processus commence », p. 191 et suivantes, Krishnamurti, Les Années de l'éveil, Mary Luytens, Éditions Arista. Personne à ce jour n'a pu élucider la nature réelle de ce processus, étrangement douloureux, dont aucun équivalent n'est connu parmi les mystiques et les enseignants spirituels.
À la faveur de cet éveil spirituel, Krishnamurti naît à sa nature authentique, qui l'éloigne irréversiblement de la Société Théosophique et de son attente messianique.
Il lui faudra 7 ans de murissement et de luttes intérieurs, pour franchir le pas et passer réellement “sur l'autre rive”.
C'est au camp annuel d'Eerde, aux Pays-Bas, au moment de la Convention d'août 1927, que Krishnamurti entame son enseignement révolutionnaire, d'une extraordinaire lucidité
Sources: http://www.les-108-upanishads.ch/krishnamurti.html