Les résistances aux groupes religieux minoritaires en France
Par Régis Dericquebourg
PREAMBULE
J’étudie des groupes religieux minoritaires depuis une vingtaine d’années et lorsqu’on s’occupe d’un champ social, on n’est pas nécessairement indifférent aux réactions qu’il provoque. Nous nous plaçons sous le registre du conflit social. Dans le cas de l’étude des groupes religieux minoritaires, on est d’autant moins indifférent que l’on est pris à témoin par les fidèles ou que l’on est mis à l’index par les opposants aux sectes. On n’ignore pas non plus des faits comme l’affaire de l’Ordre du temple solaire1 ou comme les traitements rigoureux infligés aux jeunes gens de la communauté La Citadelle2 et sanctionnés par la justice pour ne citer que ces exemples.
Face à des réactions à chaud, il devient difficile de se faire une idée exacte. On cherche à relativiser. Les persécutions contre les sectes ont toujours existé. Les cathares ont été éradiqués du paysage religieux : les premiers Témoins de Jéhovah américains étaient enduits de goudron et de plumes et expulsés des villes. Quelques milliers de Témoins allemands ont été victimes du nazisme. Dans ses débuts, l’Armée du salut a été accusée de commettre les pires abominations. Les attaques actuelles contre les sectes dans les sociétés occidentales et pluralistes ne sont peut-être qu’un nouvel épisode du conflit entres les sectes et les sociétés. Chaque résurgence d’hostilité envers les groupes religieux minoritaires renvoie à un contexte spécifique.
Je ne sais pas si actuellement on persécute les groupes religieux minoritaires. Par exemple les Témoins de Jéhovah ont obtenu en 1995 un service civil qui leur convient. Ils ne seront lus emprisonnés pour insoumission. Cependant ils rencontrent des difficultés auprès de certaines municipalités pour édifier une salle de culte (on sait que les musulmans ont parfois les mêmes problèmes).
Disons que depuis les années quatre-vingt, on a assisté à une montée en puissance des mouvements d’opposition aux sectes. Le discours antisecte est devenu consensuel. C’est un discours à géométrie variable. Des arguments apparaissent et disparaissent cédant la place à d’autres. Il y a eu l’accusation de captation des jeunes, de lavage de cerveau, d’extrémisme de droite, de liens entre sectes et mafia et, actuellement, de manipulation mentale. La même rhétorique est appliquée à des groupes très différents.
On constate que ces arguments ne sont pas soumis à l’épreuve du doute par ceux qui informent ni même (pour avoir eu des conversations à ce sujet avec des universitaires) par les personnes dont le métier est de pratiquer un doute méthodique. Une accusation a pu être vraie dans un cas, mais on ne remet pas en question la généralisation qui en découle.
Nous pensons que l’adhésion à des thèses aussi fragiles et changeantes est possible parce qu’elle trouve son origine dans des résistances idéologiques. Je propose donc de relever les résistances aux groupes religieux minoritaires dans une République laïque qui, dans ses principes, autorise la diversité des engagements religieux.
Introduction
Depuis une trentaine d’années la population française a accepté de nombreuses innovations sociales. Quelques exemples peuvent illustre la transformation des esprits.
L’écologie, autrefois considérée comme une idéologie de nostalgiques du passé opposés au progrès industriel, est prise au sérieux de nos jours. Elle a même eu son ministre. L’homosexualité n’est plus considérée comme une offense à l’ordre naturel. Le concubinage ne provoque plus la désapprobation des proches. Les féministes, jadis objets de risée, ont obtenu pour al femme des droits qu’on ne remet plus en question, et les droits non acquis apparaissent comme des conquêtes à faire. L’objection de conscience qui a suscité beaucoup d’opposition est maintenant reconnue comme une position légitime.
Si des innovations ont été acceptées dans beaucoup de domaines, les groupes religieux minoritaires suscitent encore des résistances comme en témoigne une simple lecture des médias à ce sujet.
Le pluralisme et la laïcité
La diversité religieuse s’est installée de fait dans la société française. De nombreux groupes religieux ont fait souche sur le territoire français à côté des Eglises établies. Certains ont connu une certaine expansion (les Témoins de Jéhovah ont doublé leurs effectifs en vingt ans), d’autres ont stagné ou régressé (les Moonistes), d’autres encore ont disparu (les Disciples du Christ de Montfavet, le groupe des Trois Saints Cœurs, les Amis de l’Homme qui défrayèrent tant la chronique vers 1975).
Par rapport à la population française, le phénomène sectaire demeure périphérique. Les groupes sont nombreux mais, du point de vue du recrutement, l’augmentation du nombre des adeptes n’a pas été conforme aux prédictions alarmistes des associations d’opposants aux sectes dans la décennie 1970-1980. Elles proclamaient une croissance des sectes calquée sur le modèle épidémiologique afin d’accréditer la thèse du fléau social.
Pour expliquer le pluralisme religieux dans les sociétés occidentales modernes et dans celles qui subissent leur influence, il est devenu commun de se référer à la thèse de la sécularisation de P.Berger. Selon ce dernier, les Eglises établies ont progressivement perdu leur position hégémonique. Les secteurs de la vie publique se sont peu à peu affranchis de l’Eglise. Les motifs religieux ont disparu de l’art, de la philosophie et de la littérature. Les religions ne fournissent plus à la société globale une idéologie où tout le monde pourrait se reconnaître. L’emprise des Eglises dans le domaine des valeurs et du sens cède la place à un rapport plus subjectif au monde, où la conviction personnelle remplace l’habitude reçue. Dans ces conditions, l’hérésie devient un impératif.
Le champ religieux s’est remodelé en conséquence. Le monopole d’une religion imposée disparaissant, de multiples religions ont pu se manifester au grand jour et proposer leurs services sur « un marché religieux » (P.Berger) où elles entent en concurrence.
Dans l’histoire française, le principe de laïcité a traduit cet état de fait. La loi du 9 décembre 1905 a institué la séparation de l’Eglise et de l’Etat3. En vertu de cette loi :
1) Il n’y a plus de culte reconnu ou officiel en France.
2) La liberté de conscience et de culte est garantie4. De ce point de vue, elle reprend la Déclaration des droits de l’homme du 26 août 1789 qui a obtenu valeur constitutionnelle le 4 octobre 1958. Elle est maintenant garantie par la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 ainsi que par l’article 9 de la Convention européenne des droits de l’homme (signée à Rome le 2 novembre 1950). La France a ratifié ces deux textes.
3) La Loi de 1905 n’autorise pas la République à distinguer les religions entre elles pour imposer une législation ordinaire s’appliquant aux Eglises établies et une législation d’exception régulant les activités des groupes religieux minoritaires. La République ne s’accommode donc pas des types idéaux que les sociologues ont construit pour ordonner et comprendre le champ religieux. L’impossibilité légale de ces distinctions a été affirmée dans le commentaire de la loi de 1905 écrit par le Pr Jacques Robert5 et le doyen Jean Carbonnier6.
Les conditions sont donc en principe idylliques pour les groupes religieux minoritaires. Si l’on se réfère à Emile Poulat, la laïcité a fondé une liberté moderne : la liberté de conscience et de religion : elle est devenue la condition d’un « vivre ensemble ». Les sectes et les mouvements qui leur sont assimilés pourraient donc trouver une place dans la société française.
Les difficultés
Toutefois, la situation n’est pas aussi simple. Le doyen Jean Carbonnier faisait remarquer qu’en dépit de l’absence de distinction légale entre les religions en France « toutes les religions ne semblent pas avoir droit à une considération égale ».
Il suffit d’examiner comment les médias et les ouvrages de bibliothèque de gare traitent les mouvements religieux minoritaires depuis une vingtaine d’années, il suffit de s’intéresser aux tracasseries administratives que ceux-ci subissent, il suffit de constater la montée en puissance d’associations anti-sectes avec l’appui des instances politiques nationales et locales, il suffit de considérer les termes dans lesquels les rapports sur les sectes sont demandés pour comprendre qu’il existe une résistance au pluralisme religieux
On pourrait penser que la résistance à reconnaître les groupes religieux minoritaires trouve son origine dans une délinquance particulière. Or, le nombre de délits commis par ceux-ci est extrêmement faible. Pour s’en convaincre, il suffit de consulter l’inventaire des affaires juridiques concernant les sectes établi par Marie-Reine Renard à la suite de Bernard Fillaire, de l’ADFI et des auteurs du rapport Vivien. L’avocat Christian Paturel a calculé le taux de délinquance et il conclut qu’il ferait rêver n’importe quel ministre de l’Intérieur.
Les résistances
Il faut chercher les résistances ailleurs. A notre avis, elles résident dans plusieurs facteurs idéologiques.
1) LA THESE DE L’ALIENATION SOCIO-CULTURELLE
L’analyse en termes d’aliénation socio-culturelle est une référence de la gauche et du gauchisme. Elle est sous-jacente à la notion d’aliénation technologique chez Roszak. Elle stipule que les individus peuvent avoir une « fausse conscience de la réalité ». Appliquée au domaine des groupes religieux minoritaires, elle prétend expliquer le bonheur que les fidèles affirment avoir trouvé de cette manière : la secte est mauvaise, l’adepte est manipulé, exploité, il doit être malheureux. Si un adepte avoue être heureux c’est parce qu’il est trop aliéné pour se rendre compte de la machination qui maintient son adhésion, de la même façon que le salarié satisfait n’est pas conscient de sa place dans les rapports de production. Les opposants aux sectes vont donc essayer d’ouvrir les yeux des fidèles et de leur faire comprendre les mécanismes de leur aliénation.
La thèse de l’auto-aliénation trouve ses origines au siècle des Lumières. Depuis l’âge de la Rison, on se méfie de l’engagement à vie dans les ordres religieux. Cette méfiance s’appliquerait aussi à la conversion sectaire puisqu’on a accrédité l’idée que le converti ne peut pas sortir de la secte ou des groupes assimilés.
Cette perspective a son versant psychanalytique comme l’illustre un article publié dans le Bulletin du syndicat national des psychologues. Un des auteurs qui se réclame de l’anthropologie psychanalytique transcrit le discours anti-sectes en termes d’aliénation socio-culturelle revue à la manière de Lacan. Ceci donne une « approche métapsychologique » de l’aliénation sectaire.
La pensée freudienne y est quelque peu bousculée par une rhétorique qui s’efforce de n’appliquer qu’aux sectes les thèses radicales que Freud soutenait contre toutes les religions, le catholicisme en particulier. L’auteur propose ensuite un vade-mecum du psychothérapeute confronté aux cas d’adhésion aux sectes : il faut se garder d’identifier l’adepte au délire dont il est porteur, reconstruire le narcissisme, lever les secrets et les non-dits qui ont donné prise au processus d’aliénation7.
L’expression « critique psychanalytique » que Mgr Giuseppe Casale8 applique à une conception pathologisante de l’appartenance aux nouveaux mouvements religieux s’applique à ce type d’interprétation. Nous retrouvons les médecins de l’âme qui se chargent au nom de leur science – dans le cas présent, une psychanalyse à tout faire et à tout dire – de lisser les non-conformismes sociaux et désaliéner les déviants. Michel Foucault et Canguilhem sont loin. Aux Etats-Unis, ces médecins de l’âme s’appellent Margret Singer, Ted Patrick, Rick Ross. Certains ont fait une carrière de « déprogrammeur ».
2) LE ROLE DES INSTITUTIONS DE VERITE
Les opposants aux sectes se situent à deux pôles opposés. Les uns sont proches des Eglises établies, les autres sont des rationalistes ou des proches de ce courant de pensée. Massimo Introvigne distingue à la suite de Gordon Melton un mouvement anti-sectes (anti-cult movement) d’origine laïque et un mouvement contre les sectes (counter-cult movement) d’origine chrétienne9.
Pour l’auteur, la différence est peu visible en France. Toutefois, on remarque que le CCMM revendique la filiation avec la pensée de son fondateur Roger Ikor, rationaliste, et que l’ADFI regroupe des croyants. Cette dernière à un prêtre pour conseiller. Cependant, rien n’autorise, comme le font certains groupes religieux minoritaires à identifier la pensée de l’ADFI avec la doctrine catholique sur la question des autres croyances. D’autres catholiques comme Marvin Bordelon aux Etats-Unis et Jean Vernette en France préconisent une approche plus compréhensive et, pour le second, représentative de l’attitude épiscopale.
La composante de la gauche qui est la plus virulente envers les sectes est sans doute l’héritière de la tendance rationaliste et anticléricale. Elle illustre la laïcité de combat. Elle se situe dans la lignée de Maurice Allard, socialiste révolutionnaire qui combattait non seulement tous les dogmes religieux mais aussi le sentiment religieux. Il pensait que le climat anticlérical ne pouvait « avoir pour fin que la déchristianisation générale du pays » car « fille du judaïsme, la religion est un fléau dont les ravages sur l’esprit humain ne pourraient être comparés qu’à ceux de l’alcoolisme » 10. On trouve une origine de cet esprit antireligieux au XVIII° siècle. On peut relire à ce sujet Le traité des trois imposteurs11, Moïse, Jésus, Mahomet dont la postface nous apprend que la réédition est d’actualité car « il est temps de dénoncer l’imposture religieuse qui nourrit l’imposture politique » (p.111-112).
Les opposants aux sectes croyants luttent contre la concurrence des sectes et dénoncent les hérésies. Ainsi nous pouvons lire dans un bulletin de l’ADFI une expertise sur Invitation à la vie faite par deux prêtres (dont le conseiller de l’ADFI). Elle conclut que ce mouvement n’est pas chrétien12. Les opposants aux sectes proches de l’Union rationaliste n’en ont cure, mais les uns et les autres se retrouvent dans un combat commun pour éliminer IVI du paysage religieux : les uns combattant l’« erreur », les autres s’attaquant à la « montée de l’irrationnel » 13.
Dans les deux cas, la lutte repose sur un dogme. S’il est moins évident à l’ADFI, il est nettement affiché au centre contre les manipulations mentales. Ainsi, dans une lettre adressée à un éditeur catholique pour lui reprocher la publication d’un livre présentant des groupes religieux minoritaires, la présidente du Centre contre les manipulations mentales affirme son attachement au dogme « humaniste ».
Des personnes se rattachant à ces deux familles de pensée collaborent parfois sur le terrain avec le même but : contrer une secte mais leurs visées lointaines divergent. Par exemple, dans la lettre précitée, on peut lire : « Passons à l’exposé d’une théorie délirante et des méthodes condamnables mais, connaissant les écrits des scientologues, je n’aurais pas réagi si un autre éditeur avait publié de telles âneries. » Le signataire cherche à établir une connivence avec l’éditeur (catholique) en rappelant que la France est un pays de « tradition chrétienne ». De son côté, l’ADFI entretient de bonnes relations avec des politiciens de gauche rationalistes et anticléricaux.
Le combat contre les sectes provient donc de ce que nous appellerons les « institutions de vérité » : partis fondés sur la doctrine marxiste, groupes se réclamant de la philosophie rationaliste, groupes issus des Eglises traditionnelles. Ces institutions reposent sur une doctrine tenue pour vraie et exclusive. C’est ainsi que l’on peut comprendre l’embarras des modérés qui participent à une gestion du religieux. Ils se réfèrent à un libéralisme non dogmatique agrémenté d’une dose plus ou moins grande d’intervention de l’Etat et se veulent avant tout pragmatiques. Ils n’ont pas de doctrine antireligieuse. Toutefois, ils peuvent, par opportunisme politique, aller dans le sens d’une hostilité aux sectes.
Les sectes (au sens sociologique et non péjoratif) elles-mêmes sont des « institutions de vérité » qui n’entendent pas transiger sur leurs croyances. Leur combat contre leurs détracteurs est « un choc des institutions de vérités ».
Sans être engagés dans l’un ou l’autre camp, les citoyens ont acquis un habitus culturel qui les situent plutôt d’un côté que de l’autre, mais qui, dans les deux cas, ne favorise pas une ouverture au pluralisme religieux.
3) LA CRISE IDEOLOGIQUE DES DERNIERES DECENNIES
La France comme les autres pays traverse une crise intellectuelle. Les idéologies porteuses de projets et de remise en question ont reflué. Les intellectuels ont survécu sur la routinisation des pensées innovatrices des années contre-culturelles quand ce n’étaient pas les anti-innovateurs qui s’imposaient. « Nous avons vécu deux décennies minables », affirmait Pierre Dumayet. Nous laisserons aux sociologues de la connaissance le soin d’expliquer cet assèchement. La crise de la pensée créatrice a aussi touché les groupes religieux minoritaires. Peu d’entre eux ont apporté de « nouvelles clés ». Le Nouvel Age reprend les ingrédients de la période contre-culturelle (développement de soi, goût pour les recompositions doctrinales, recherche de légitimité de la croyance dans l’expérience) avec une frilosité à propos des engagements sociaux et épistémologiques qui aurait été qualifiée autrefois de « petite-bourgeoise ».
Il n’est donc pas étonnant que le non-conformisme religieux ne suscite plus la curiosité et qu’il soit évalué par une pensée figée accrochée aux anecdotes, à quelques faits relevant du droit et aux valeurs dominantes.
Une poignée de personnes vindicatives est devenue le maître à penser d’une génération de journalistes et de politiciens à la place des sociologues, des historiens, des théologiens et autres partisans de remises en question.
4) DE L’HERESIE A L’ALTERITE
L’historien Moore a montré comment l’hérésie s’était formée en France du X° au XIII° siècle. Les causes étaient politiques. Elles ne se situaient pas dans la lutte contre l’innovation religieuse car à l’époque l’Eglise catholique innovait autant que les déviants religieux. Le catholicisme imposait son monopole.
Jacques Zylberberg14 rappelle que l’Eglise catholique a, dans ses origines, poursuivi « une entreprise de monopolisation du marché symbolique qui redéfinit progressivement les catégories de blasphème et d’impureté » ; ces catégories permettant de transformer des croyances différentes en « hérétiques » et « dissidentes ». Pour l’auteur, ces opérations de pouvoir n’ont permis à personne d’échapper à la « purification nécessaire à tout pouvoir totalitaire ». De plus, elles ont laissé une empreinte sur les mentalités. « Les catégories médiévales basées sur la diabolisation de l’impur ont continué à informer le répertoire structural occidental jusqu’à nos jours, les acteurs soumis à cette diabolisation variant dans l’espace et dans le temps, mais sont en général caractérisés par le sexe, l’origine territoriale, la race ou le sang impur, la dissidence religieuse » (p.120).
Traduit dans les termes de Pierre Bourdieu15, l’Eglise catholique a voulu s’assurer le monopole de la gestion des biens de salut. Pour y parvenir, toute pratique et toute croyance différente ont été considérées comme une menace du monopole. Elle en a fait des croyances mineures profanatrices.
La religion catholique romaine a donc été une des principales organisations productrices de l’Autre, « exclu ou toléré ». « Associée aux pouvoirs séculiers, cette religion majoritaire dans l’Etat national, faisant accepter comme minoritaires donc sectaires, fanatiques, bizarres, en un mot étranges les autres religions » (p.120)
L’issue des combats de la Réforme n’a abouti qu’à une protection des minorités religieuses de la violence des majoritaires et de l’Etat lui-même sans que soit remis en cause leur minorisation sociale.
Le judaïsme et le protestantisme ont pu prétendre à une reconnaissance progressive c’est-à-dire qu’ils ont pu accéder à un plan de reconnaissance et de considération proche du catholicisme, ce qui fut loin d’être le cas des « sectes ».
En principe, les Eglises établies et l’Etat n’ont pas d’hérétiques communs. Toutefois ce dernier a adopté les mêmes mécanismes que l’Eglise catholique. Pour se constituer en un « nous », l’Etat a désigné un certain nombre d’autres exclus ou indésirables. On trouve là, selon l’expression de Moore, une version laïcisée et modernisée de la persécution religieuse. Pour affirmer son homogénéité, l’Etat emploie des méthodes administratives de violence légale : il ordonne une descente dans les communautés de la Famille au petit jour sur la foi des rumeurs propagées par les opposants aux sectes. Il commande des rapports sur des mouvements religieux et des fidèles qui n’ont pas l’occasion de faire entendre leur voix. Il soutient financièrement les associations antisectes et préconise de mettre en relation celles-ci avec les services de police. La dénonciation de l’infiltration des services administratifs par les sectes a un avant-goût d’interdiction professionnelle. Les accusations contre les sectes visent à rassurer les citoyens de la pureté morale des politiciens. La thèse de la conspiration se situe dans la logique de la menace de l’Etat légal bureaucratique.
5) LE PHENOMENE DU BOUC EMISSAIRE
Traditionnellement, les minorités servent d’exutoire aux haines refoulées et servent à détourner l’attention du public. Il n’est pas étonnant qu’une classe politique empêtrée dans la crise économique, dans le problème du chômage, dans la montée de la toxicomanie, qui crée des milliers de sans-abris, qui n’a plus de projet suffisamment excitant pour engager les citoyens dans l’action collective et, plus récemment, qui a été embarrassée par l’affaire du voile islamique ainsi que par l’échec de la loi sur l’école privée, puis par les scandales politico-financiers, trouve des hérétiques à condamner. A titre indicatif, nous pouvons citer cette phrase révélatrice de la chasse au bouc émissaire dans l’hebdomadaire socialiste Vendredi. Sous le titre « Sectes : attention danger ! », nous livrons : « Quel est le futur candidat qui inclut dans son programme le problème des sectes ? On pourchasse les gens établis BCBG pour des multiples détournements et on laisse faire les sectes ! Le chiffre des Témoins de Jéhovah a doublé depuis que j’entends parler de cette « race supérieure de l’esprit » 16 ».
6) L’INCAPACITE DE PENSER SOCIOLOGIQUEMENT ET HISTORIQUEMENT LE PLURALISME
Nous constatons que peu de gens examinent le pluralisme religieux et la laïcité dans un Etat multiconfessionnel d’une manière historique et sociologique. Ils n’appréhendent pas le phénomène religieux dans la dynamique d’une transformation de la société ou dans la perspective de stratégies identitaires de classes sociales statutairement dévalorisées. Les écrits d’historiens et de sociologues ne manquent pourtant pas.
A défaut d’une réflexion fondamentale sur la laïcité de l’Etat au regard du pluralisme religieux, les hommes politiques qui se prononcent sur la question se réfèrent aux principes fondamentaux de la liberté et au droit sans rien en faire et proposent de laisser faire la justice. On laisse s’accumuler une jurisprudence, laquelle n’a jamais constitué une doctrine politique. Nous qualifions cette attitude de « juridisme ».
Elle a été dénoncée par des juristes comme Pierre Soler-Couteaux.
Celui-ci fait remarquer que le renvoi au juge ne doit pas être une manière de se défausser et que celui-ci doit disposer de références.
Comment pouvons-nous sortir de cette impasse ?
La diversité religieuse exige que l’on sorte de nos cadres de pensée habituels.
1. Il ne s’agit pas de demander une tolérance condescendante qui consiste à s’accommoder socialement de quelques bizarreries en se disant que des gens se trouvent dans l’erreur mais qu’il faut bien les accepter. La tolérance religieuse ne remplace pas la liberté religieuse. Celle-ci suppose une reconnaissance et une juridiction contre les discriminations religieuses de la même façon qu’il existe une législation contre les racismes17.
2. Il faut entrer dans un pluralisme accepté qui selon l’expression de J.P. Willaime se manifeste par une gestion créatrice de la diversité religieuse dans le cadre d’une laïcité culturelle18.
3. Il faut envisager avec C.Taylor19 le dilemme du projet collectif et de la fragmentation sociale. Pourquoi ne pas reconnaître les innovations apportées par les groupes religieux minoritaires (droits de la femme, libertés religieuses, utopies, valeurs, revendications égalitaires) et les considérer comme constitutives de notre civilisation ? Il faut pour cela que les groupes religieux minoritaires soient reconnus. Ignorer, négliger, rabaisser l’importance d’une identité culturelle peut être vécus par une minorité comme une insulte, dit Suzan Wolf20 Reconnus dans le droit à la différence et dans le droit de participer au projet collectif que notre société recherche. Faute de le faire, la société conduira des groupes à l’enclavement et à une plus grande fragmentation sociale. « La question essentielle est de savoir quel genre de communauté l’on peut créer à partir de la diversité des hommes que nous sommes », écrit Amy Guttman21. La théorie de la déviance amplifiée nous enseigne que plus un groupe est rejeté plus il se conduit de manière déviant et plus il est ostracisé.
4. Il faut entrer dans ce que J.Baubérot appelle une laïcité délibératrice qui implique qu’on interroge les groupes religieux minoritaires sur leurs valeurs, sur leurs pratiques, c’est-à-dire qu’on leur donne la parole dans des débats qui ne sont pas faussés, comme le sont les lamentables émissions télévisées animées par des bateleurs22. Il faut aussi que les responsables des groupes religieux minoritaires ne se dérobent pas et répondent aux interrogations qu’on leur adresse.
1 Si l’enquête conclut au suicide, on mettra en rapport le nombre de suicidés dans un groupe religieux minoritaire avec le nombre de suicides hors religions. Par exemple, une sociologue de l’orphelinat de la police a calculé qu’un policier se suicide tous els neuf jours en France. Entre le 1er janvier et le 29 février 1996, dix policiers se sont donné la mort.
2 Dans les ordonnances de main-levée concernant les enfants de La Famille (ex-Enfants de Dieu), le juge écarte tout mauvais traitement à enfants dans la communauté après avis des experts désignés. En 1990, 5837 cas d’abus sexuels à l’égard des mineurs ont été enregistrés en France par la police et la gendarmerie. Ils sont commis en dehors de « sectes ».
3 « La République ne reconnaît, ne salarie, ni ne subventionne aucun culte » (article 2 de la loi du 9 décembre 1905).
4 « Elle assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes sous les restrictions édictées dans l’intérêt de l’ordre public » (article 1 de la loi du 9 décembre 1905).
5 « Ni le petit nombre d’adeptes – la religion reste un phénomène collectif, mais trois hommes rassemblés peuvent former une Eglise et une secte, ici clairsemée, ailleurs multitude -, ni la nouveauté – les hérésies et les réformes attestent la possibilité de confessions nouvelles, instantanément dressées -, ni l’excentricité – mais le conformisme fait-il partie de l’ordre public ?- ne peuvent conduire à considérer les sectes autrement que comme des religions et les traiter différent.
Dès l’instant où elles reposent sur un ensemble de croyances proposant une explication du monde et de sa création, qu’elles se fondent sur des pratiques et des rites et qu’elles entretiennent un « clergé » permanent, pourquoi les sectes ne se verraient-elles pas reconnaître comme « religion » ? (Jacques Robert, Libertés publiques et Droits de l’homme, Paris, Montchrestien, p. 419-420).
6 « Il nous semble pourtant que toute distinction à l’encontre de prétendues sectes doit être repoussée […], ce qui subsiste des sectes n’est pas d’une autre substance que ce qu’on appelle religion : il s’agit toujours de relier collectivement les hommes aux dieux par des croyances et par des cultes, Jean Carbonnier, La notion juridique de secte, in Jacques Robert, op. cit.,p.420.
7 L’analyse ne s’appuie pas sur une observation de terrain, ni sur des analyses de cas, ni sur des études empiriques publiées. Les seules références concernant les sectes sont les ouvrages polémiques de Bernard Fillaire et de Serge Faubert. Cela donne « le processus de déliaison, de désétaya ge et de brouillage mis en œuvre dans l’initiation prive le sujet de tous ses repères symboliques » (Emmanuel Diet, Démons et Merveilles. Note métapsychologique sur les processus d’aliénation, in Psychologues et Psychologies, avril 1993, n° 112, p.31) et « une des caractéristiques des nouvelles sectes est au contraire qu’elles recrutent au sein de l’establishment, des responsables politiques et économiques, des artistes, des intellectuels et des universitaires dont al réussite sociale est évidente, la culture solide et qu’aucune pathologie psychique évidente, aucune crise personnelle repérable, ne vouent a priori à la séduction sectaire. Même la notion de clivage, familière au psychanalyste, semble insuffisante pour rendre compte de la soumission aveugle de personnalités cultivées, voire de renom scientifique international, à des discours et à des croyances dont la trivialité, la bêtise, l’irrationalité massive, voire le caractère évidemment délirant, apparaissent immédiatement à l’observateur extérieur » (ibid., p. 28) ; ou encore « toute secte justement s’identifie et s’articule à des signifiants maîtres, néologisme ou détournement de langage commun. Signes de reconnaissance et d’appartenance, ils prescrivent un sens et un fonctionnement mots et formules, comme des « chankras » incantatoires, opérateurs de la destruction du sens commun des mots de la tribu. La néo-langue ainsi créée ne se contente pas en effet d’instituer la jargonophasie en règle, elle destitue la fonction métaphorique au profit de ma métonymie, pervertir l’entendement et détruit le mythopoétique, tourne la raison en dérision et interdit le rêve. Support et vecteur de l’idéologie du groupe, le discours sectaire, par la dérive et le clivage, interdit tout dialogue intersubjectif. Dans le flux sans limites ni contraintes où les signifiants désarrimés deviennent absolument arbitraires – en tout autre sens que l’arbitraire saussurien du signe linguistique -, le discours fou produit paradoxalement la personne du gourou comme seul recours et garant de la vérité » (ibid. p.30). Des maîtres du verbe …
8 In Massimo Introvigne, La magie. Les Nouveaux Mouvements magiques, Paris, Droguet et Ardant, 1993.
9 Massimo Introvigne, « L’Evolution du mouvement contre les sectes chrétien, 1978-1993 », Social Compass, 1995, p. 237-247.
10 Jean Baubérot, Vers un nouveau pacte laïque, Paris, Editions du Seuil, 1990, p. 54,
11 Attribué au baron d’Holbach, Editions de la Passions, 1991.
12 Autre témoignage dans le « Courrier des lecteurs » du Figaro du 28 décembre 1995 : « Il est navrant de constater le nombre de personnes qui se laissent piéger par des marchands d’illusions, souvent doublées d’escrocs et qui, ayant capturé leurs proies, les étouffent à la façon d’une pieuvre géante. Dans notre France chrétienne, une bonne part de responsabilité dans la dépravation de l’intelligence incombe aux chrétiens et notamment aux prêtres dont un grand nombre ne se préoccupent pas assez de diffuser et d’expliquer l’enseignement du Christ, seul capable de répondre aux inquiétudes des hommes. Quand une « niche écologique » se vide, elle ne tarde pas à être réoccupée, et souvent par des individus à la recherche de victimes. – Pr J.E. »
13 Comme ce journaliste trotskyste pourfendeur de groupes religieux minoritaires qui avoue s’attaquer à travers eux aux croyances en général.
14 Jacques Zylberberg, « la régulation étatique des minorités religieuses », Minorités religieuses et Etat, Bordeaux, Laval, Presses universitaires de Bordeaux et de Laval, 1986.
15 Pierre Bourdieu, « Genèse et structure du champ religieux », Revue française de sociologie, XII, 1971, p. 295-334.
16 Vendredi, n° 242, 24 mars 1995.
17 Cf. l’intervention de Mirabeau lors du débat sur la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 22-23 août 1789 : « je ne viens pas prêcher la tolérance car la liberté la plus illimitée de religion est à mes yeux un droit si sacré que le mot de tolérance qui essaie de l’exprimer me paraît en quelque sorte tyrannique lui-même, puisque l’existence de l’autorité qui a le pouvoir de tolérer attente à la liberté de penser par cela même qu’elle tolère … et qu’ainsi elle pourrait ne pas tolérer […]. Le libre exercice d’un culte quelconque est un droit de chacun ; donc on doit respecter son droit ; donc on doit respecter son culte. »
18 « La laïcité culturelle », Projet, 240, hiver 1994-1995.
19 C.Taylor, Le Malaise de la modernité, Paris, Cerf, 1994, et Multiculturalisme, Paris, Aubier, 1992.
20 In Multiculturalisme,op.cit.
21 Dans l’introduction du livre de C.Taylor, Multiculturalisme, op.cit.
22 Il fut un temps où l’on aurait qualifié ce type d’émission de symptôme de la « société spectaculaire marchande ».