Koan et Shikantaza
[Catégorie: Gnoséologie agnostique]
Par Taizan Maezumi Roshi (Traduction du chapitre 'Koan and Shikantaza', en 'Appreciate your Life',
Shambala, 2001, pages 49 - 54). Traduit en français par Michel Dubois
Au Japon, nous avons une sesshin particulière, destinée à exprimer notre gratitude à l’égard des Trois Bienfaits. D’une manière générale, les Trois Bienfaits sont le Triple Joyau : le Bouddha, le Dharma et la Sangha ; nos maîtres, nos parents, notre nation, tous les êtres sensibles, ainsi que tous les êtres des six mondes. Ce qu’on entend par êtres sensibles, ce sont les êtres humains et, au sens large, toutes les créations. Nous devrions ressentir de la gratitude envers toutes choses, littéralement toutes.
Montrer notre gratitude et exprimer notre reconnaissance à l’égard des Trois Joyaux uniquement est suffisant, puisqu’ils comprennent tout.
Tout est inclus dans le Joyau du Bouddha. Tout est inclus dans le Joyau du Dharma. Tout est inclus dans le Joyau de la Sangha. En fin de compte, quel est ce Triple Joyau ? La vie de chacun d’entre nous. Nous exprimons notre reconnaissance envers toutes choses aussi bien qu’envers nous-mêmes, les deux n’étant pas considérés comme des entités séparées mais comme une seule et même vie. Que vous le réalisiez ou non, cette vie unique est le kôan fondamental. Qu’est-ce que cela veut dire ? Cela veut dire qu’à chaque moment, notre vie est l’union de l’absolu et du relatif et l’union de l’unité et de la diversité. Cet aspect très concret et très profond de chacune de nos vies est le kôan, la réalité absolue, le fait.
Shikantaza et kôan paraissent être deux pratiques différentes. Elles sont différentes et pourtant identiques. Cette identité et cette différence constituent notre pratique. Nous apprécions le Dharma du Bouddha de cette façon. En quoi Shikantaza et kôan sont-ils identiques ? Qu’est-ce que Shikantaza ? Qu’est-ce que le kôan ? Et surtout, comment pratiquons-nous Shikantaza ? Comment pratiquons-nous le kôan ? Quels bénéfices en tirez-vous ? D’un côté, bien sûr, il n’y a absolument rien à gagner. De l’autre, il y a la valeur incalculable de ces pratiques.
Nous pouvons dire que Shikantaza est la pratique de zazen dans laquelle notre vie manifeste la voie du Bouddha, le Dharma du Bouddha lui-même. Quand, véritablement, vous pratiquez zazen de cette manière, votre vie fonctionne comme les Trois Joyaux, comme le Bouddha, le Dharma et la Sangha. Votre vie est l’union de ces Trois Joyaux. Vous ne cherchez rien d’autre puisque tout est là, déjà, avec vous. Qui est vous ? Ce n’est pas ce que vous croyez être, mais vous qui êtes les Trois Joyaux. La manière dont vous faites Shikantaza est fondamentale. Si votre assise n’est pas la Voie du Bouddha, vous ne pratiquez pas Shikantaza.
Qu’est-ce que la pratique du kôan ? Pratiquer le kôan, c’est manifester cette vie comme étant le kôan. Qu’est-ce que le kôan ? Kô veut dire " public ", comme l’est la prise de position d’un gouvernement ou d’une autorité. Une définition de Kô est un décret gouvernemental qui fait autorité. Le caractère chinois Kô comporte deux éléments. La partie supérieure ressemble à un 8 tracé en deux coups de pinceau séparés par un espace. Elle implique une séparation ou une distance de l’autre. La partie inférieure signifie : " je ", " moi ". Autrement dit, quand il y a séparation, le " je " est présent.
Kô est la position universelle ou absolue, par opposition à shi ou shian qui représente une position fondée sur nos propres idées. shi signifie " je, moi, mes idées, ma compréhension ". Shian est d’ordre privé et personnel. Plus nous fondons notre vie sur Shian, plus nous allons au-devant des problèmes. Si nous basons notre vie sur Kô, nous sommes alors tels que nous sommes, sans nos pensées personnelles. Intéressant, n’est-ce pas ? Quand nous arrivons vraiment au cœur du sujet, un kôan devient quelque chose de très ordinaire. " Tel que nous sommes " est le kôan, il ne peut pas être Shian, fondé sur nos idées personnelles. Comment alors pouvons-nous, nous-mêmes, être le kôan ?
Il y a dans la tradition Sôtô, une autre définition de kô qui signifie " égal et inégal existant ensemble ". Ce n’est pas qu’il y ait des choses justes et d’autres fausses, mais plutôt que : semblable et dissemblable, égal et inégal, tout cela est kô. Quand nous nous regardons nous-mêmes – hommes et femmes, vieux et jeunes, grands et petits, gros et minces, barbues, rasés, avec ou sans cheveux – nous sommes tous différents et pourtant nous sommes un. Cela aussi est kô.
D’après Senne, qui fut l’étudiant de Maître Dôgen, an veut dire " maintenir la position qui est intrinsèquement la sienne ". Tel que nous sommes, homme ou femme, grand, petit, qui que nous nous soyons, chacun de nous est placé dans une situation relative qui nous est propre. Cette situation et sa nature intrinsèque ne sont pas séparées. Autrement dit, malgré les différences d’apparence et de conditionnement, nous sommes, d’une certaine façon, pareils. Ceci est vrai, non seulement pour êtres humains, mais littéralement pour n’importe quoi, pour tout.
Nous possédons tous intrinsèquement la même valeur. C’est la valeur de la non-valeur, dans le sens de la vacuité. Nous avons tous un conditionnement, homme femme, grand petit, ou tout autre caractéristique. Voilà ce qu’on appelle le Joyau du Dharma. Et nous sommes également le Joyau du Bouddha qui est, lui, totalement inconditionné. L’union du Joyau du Dharma et du Joyau du Bouddha est le Joyau de la Sangha, ceci est vrai pour chacun d’entre nous. Cela veut dire que chacun de nous, aussi différent que nous soyons, aussi conditionné que nous soyons, est le Joyau du Bouddha. Nous sommes le Joyau du Bouddha ! Tels que nous sommes, nous sommes le Joyau du Dharma ! Nous avons notre nature intrinsèque et notre position relative : voilà le kôan. Maître Dôgen appelle cette manifestation le Genjô Kôan, la réalisation du kôan comme étant notre vie. Comment apprécier cette manifestation du kôan comme étant notre vie ?
Le " Recueil de la Transmission de la Lumière " mentionne 1 700 maîtres, chacun d’eux avec ses propres kôan. Il y a donc, en fait, un nombre littéralement illimité de kôans. N’importe quoi pourrait être un kôan. Comment apprécier vraiment cela ? On peut regarder la pratique du kôan comme une sorte de stratagème, ou comme un expédient grâce auquel on espère obtenir un résultat. Mais la question n’est pas le nombre de kôans que l’on résout, ni la pratique des kôans, comme s’il s’agissait d’un sujet séparé de vous-mêmes. Si vous ne réalisez pas que votre vie est la manifestation du kôan, vous renforcez alors une autre sorte d’égo, ce qui n’est pas la chose à faire. De quelle manière réalisez-vous l’absolu et le relatif dans votre propre vie ? Voilà la question essentielle.
On peut dire la même chose au sujet de Shikantaza. Je sais bien qu’il y a des gens qui croient que Shikantaza est une pratique supérieure à celle du kôan. Ils vont même jusqu’à dénigrer la pratique du kôan zen. La vraie question est : comment pratiquons-nous Shikantaza ? Maître Dôgen l’appelle " Samadhi de la Plénitude en Soi ". Le " Samadhi de la Plénitude en Soi " comprend tout, il n’est pas limité à " ma manière ", ou à " notre manière " de pratiquer, il n’est pas meilleur que quelqu’un ou quelque chose d’autre. Ce n’est pas quelque chose créée par les êtres humains, c’est le Dharma subtil transmis en toute équanimité de Patriarche à Patriarche jusqu’à ce jour. Ce " Samadhi de la Plénitude en Soi " est la clé qui vous permet de vérifier si votre pratique de zazen est authentique, si vous vous appréciez vous-mêmes comme étant le joyau transmis de Bouddha à Bouddha, de Patriarche à Patriarche. Je l’appelle " Samadhi de la Plénitude en Soi " comprend absolument tout. Chacun de nous vit d’une manière égale cette vie qui inclut absolument tout. Et si vous pratiquez zazen de cette manière, cela devient naturellement Shikantaza. Quand vous étudiez un kôan, le kôan devient naturellement votre vie. Qui plus est, votre vie tout entière devient alors le " Genjô Kôan ", la manifestation de ça.
N’oubliez pas, je vous en prie, que votre vie elle-même est la pratique. La pratique n’est rien d’autre que votre vie. Vivez chaque moment comme la manifestation du kôan, sans vous soucier de la manière dont le moment qui arrive succède au précédent, sans jugement à partir de vos idées. " Tous les dharmas sont le dharma du Bouddha " dit Maître Dôgen, au tout début du " Genjô Kôan ". Tout existe. Et " Tous les dharmas sont dénués de soi. " Rien n’existe. " Le dharma du Bouddha, poursuit Maître Dôgen, va au-delà du soi et de l’absence de soi ". Une fois encore, tout existe.
Que veut dire " Sans soi " ? C’est fondamental. " L’absence de soi " est exposée dans le " Soutra-Coeur " comme étant la vacuité. Qu’est-ce que la vacuité ? Ce corps et cet esprit ! Ce corps et cet esprit sont vides. Si vous ne voyez pas cette vacuité, vous voyez alors quelque chose d’autre. Un peu plus loin, dans le " Genjô Kôan ", Maître Dôgen dit encore : " Etudier la Voie du Bouddha, c’est s’étudier soi-même. S’étudier soi-même c’est s’oublier ". Soyez sans soi. Que se passe-t-il quand vous êtes sans soi ? " S’oublier soi-même ", dit Maître Dôgen, " c’est être attesté par les dix mille dharmas ". Lorsque vous abandonnez le moi, tout et littéralement n’importe quoi vous éveille et vous atteste. Et, poursuit Maître Dôgen, " Etre attesté par les dix mille dharmas, c’est libérer son corps et son esprit ainsi que celui des autres ". Ce passage nous permet de comprendre la phrase du Bouddha Sakyamuni, au moment où celui-ci réalisa l’éveil. En voyant l’Etoile du matin, Sakyamuni déclara : " Moi, la terre entière et tous les êtres ensemble réalisons la Voie ". Autrement dit, ce n’est pas seulement la libération de soi-même, mais celle de toutes les créations et de tous les êtres. Tous sont libérés. Et Maître Dôgen conclut ce paragraphe par ces mots : " L’éveil sans trace se poursuit éternellement ". Permettez à cet éveil sans trace de se manifester tel qu’il est. C’est votre vie, à cet instant, maintenant.
Quand j’étudiais avec Yasutani Rôshi, il insistait encore et encore sur l’importance de vérifier notre pratique du point de vue de l’expérience et du point de vue intrinsèque. Les principes dont parle Maître Dôgen sont la perspective intrinsèque : qu’est-ce que le dharma du Bouddha ? Du point de vue de l’expérience : c’est vous-mêmes. Vous, personnellement, devez faire l’expérience du dharma du Bouddha. Autrement, vous ne pourrez jamais l’apprécier comme le Joyau. De toute évidence, que vous l’appréciez ou non à travers votre expérience, le Dharma est ce qu’il est. C’est là son aspect intrinsèque. Quoi que vous pensiez, même vos pensées les plus folles, ne sont que ça, voyez-vous ? Le Dharma se manifeste alors comme vos pensées les plus folles. Il se manifeste de toutes les façons en toutes circonstances. Mais pour vraiment l’apprécier, nous devons en faire l’expérience. Et Maître Dôgen dit que cette réalisation sans trace se manifeste déjà à travers votre vie, à chaque instant. Laissez-le en être ainsi.
Cette pratique est vraiment merveilleuse. Les Bouddhas qui nous ont précédés nous ont montré la voie qui nous permet d’apprécier notre propre vie. Nous devrions déborder de gratitude pour de tels présents. Quoi que nous fassions, nous ne les remercierons jamais assez. La meilleure manière de nous acquitter de cette dette envers eux est de pratiquer le vrai Shikantaza et de manifester notre vie en tant que réalisation du kôan, ou de manifester le kôan en tant que réalisation de notre vie. Quelle que soit votre pratique, ce qui est le plus important c’est la vie que vous vivez et comment vous en prenez soin. Dans certains cas et dans certaines conditions, une bonne chose est bonne, un malheur est un malheur, une chose inadéquate est inadéquate. Lorsque véritablement vous appréciez que tous les dharmas sont le Dharma du Bouddha et que tous les dharmas sont dénués de soi, votre vie se déroule naturellement. Vous savez alors quoi faire.
Site : http://www.danasangha.org