A la fin de mon séjour à Weimar, j’avais derrière moi 36 années de vie. Déjà, auparavant, une profonde transformation s’était faite dans mon âme, mais, à mon départ de Weimar, elle se transforma en expérience décisive et ce fut indépendamment des circonstances extérieures qui, elles aussi, devenaient très différentes. L’expérience de ce qui peut être vécu dans le monde de l’esprit m’avait toujours été naturelle ; j’éprouvais en revanche la plus grande difficulté à saisir, par l’étude, le monde sensible ; c’était comme si je n’avais pu répandre assez profondément, dans les organes des sens, la lumière de l’expérience psychique, afin d’embrasser, par le regard de l’âme, les perceptions sensibles dans toute leur plénitude.
Il en fut tout autrement dès le début de ma trente sixième année. Mon observation des objets, des êtres et des phénomènes du monde physique, devint plus exacte et plus pénétrante. […] Une attention, jusqu’alors inconnue, portée sur les données sensibles s’éveillait en moi. Des détails commençaient à prendre de l’importance ; j’avais l’impression que le monde des sens avait à me dévoiler des choses que lui seul pouvait éclaircir. Je considérais comme un idéal d’apprendre à le connaître, au moyen des données qu’il fournissait lui-même, dépouillé de ce que l’homme y ajoute par sa pensée, ou par quelque autre faculté psychique de son être intime. Je m’aperçus que je traversais une crise humaine, à un âge bien plus avancé que chez les autres hommes. Mais je vis aussi que cela comportait pour la vie de l’âme des conséquences déterminées. Je trouvais que ceux qui passent de bonne heure de l’activité psychique dans le monde de l’esprit, à l’expérience du monde physique, n’arrivent à saisir dans leur pureté ni l’un ni l’autre. Ils confondent continuellement et d’une façon toute instinctive les perceptions sensibles qu’ils ont des choses, avec les données que l’âme tire de l’esprit et emploie parmi d’autres éléments dans la « représentation » des objets extérieurs.
Quand à moi je trouvai dans l’exactitude rigoureuse de l’observation sensible l’accès d’un monde tout nouveau. Une attitude objective, dégagée de tout sentiment personnel à l’égard du sensible, faisait pressentir des secrets que la contemplation en esprit ignorait.
Rudolf Steiner, Une autobiographie, Ed. Alice Sauerwein, Paris, pp. 353-355