LE SEXE ET LES RELIGIONS
Une histoire du refoulement chrétien
entretien avec Elisabeth Dufourcq, docteure en sciences politiques
En sacralisant le couple, les évangiles célèbrent la sexualité comme un rite intime. La pensée augustinienne et le monachisme occidental vont ensuite réduire le sexe au « péché de la chair ». Une éducation culpabilisante qui marquera des générations de catholiques
Que nous disent les évangiles sur la question de la sexualité ?
Jésus accomplit son premier miracle à l’occasion d’un mariage (Jean 2). Les noces de Cana sont une fête où le vin du bonheur doit couler en abondance. L’humanité de l’évangile est sexuée et heureuse de l’être. Mais le mariage est une fête qui implique un engagement durable, plus définitif encore que dans la tradition juive (Matthieu 19, 4). Jésus considère le couple comme générique de l’humanité (Genèse 1 : « Homme et femme Il les fit… et les deux ne feront qu’une seule chair. »). C’est pourquoi il dépasse la Loi, qui admet la répudiation et dénonce surtout la « dureté du cœur » de celui ou celle qui abandonne. Cette fermeté de principe tranche avec la compassion avec laquelle il traite les femmes écrasées par la rigueur d’une loi toujours interprétée par l’homme. Par exemple, Jésus sauve la vie d’une femme adultère, traînée hors de la ville pour être lapidée : « Que celui qui n’a jamais pêché jette la première pierre » (Jean 8). Implicitement, il replace le problème de la faute sexuelle dans une perspective de justice. S’il y a une femme adultère, c’est bien qu’il y a eu un homme… Il ne condamne pas non plus la femme samaritaine (Jean 4), qui a eu cinq maris et vit avec un sixième. C’est même à elle qu’il révèle pour la première fois qu’il est le Messie. C’est à la fois une célébration de la tendresse et un hommage rendu à la femme méprisée.
Les évangiles évoquent-ils la question de la sexualité de manière plus directe ?
Par pudeur, le Christ compare le Royaume des cieux à un festin de noces, mais il ne parle jamais du comment de la sexualité. Il ne dit jamais ce qui devrait ou ne devrait pas se passer dans le lit des époux. Dans les évangiles, tout ce qui est un don gratuit doit rester secret (Matthieu 6) : l’aumône, le jeûne, la prière. Un des rares théologiens médiévaux qui ne sera pas obsédé par le péché sexuel, Rupert de Deutz, comparera l’union des corps à la prière qui doit se faire en secret. La sexualité est un rite. Le couple constitué est sacré. Le voisin doit le respecter, même en pensée (Matthieu 5, 27-28). A fortiori l’homme de Dieu.
Ne jamais parler du comment de la sexualité, n’est-ce pas une manière de la nier ?
Non. Même Ovide dit, dans L’Art d’aimer (1), que pour garder sa dignité, le rite de l’éros devait rester secret. Que le Christ ne parle jamais du comment de la sexualité n’est pas la nier mais l’humaniser. L’amour dont parle les évangiles englobe l’éros (le plaisir d’aimer), mais il le transcende souvent en agapè (l’amour pour l’autre). Les Béatitudes (Matthieu 5, Luc 6) parlent de bonheur, de justice, de charité, pas d’extase amoureuse.
Saint Paul va-t-il jouer un rôle important dans le refoulement de la sexualité ?
Sur la longue durée, il faut distinguer le message de Paul et son instrumentalisation. De son temps, le port de Corinthe comptait plus de 10 000 prostituées. En revanche, dans les milieux juifs hellénisés, oserait-on dire « platonisés », l’influence stoïcienne était forte, en réaction contre l’érotisme ambiant et débridé. Dans ce contexte, saint Paul a pour mission d’implanter durablement des communautés en Grèce et à Rome. Il est donc très soucieux de décence ; les fidèles doivent renoncer à la fornication, à l’inceste, aux scandales (1 Corinthiens 5). Le responsable d’une communauté doit être « mari d’une seule femme » (Tite 1, 6). En termes de morale conjugale, enfin, quand Paul écrit « Femmes, soyez soumises à vos maris », il n’écrit rien de neuf dans la Méditerranée de son temps. Mais lorsqu’il dit : « Maris, aimez vos femmes comme le Christ aime son église » (éphésiens 5, 22-23), il parle d’un engagement mystique très neuf qui sera ensuite perverti. Pendant des siècles et jusqu’au Code Napoléon, l’homme utilisera comme une aubaine la formule paulinienne : « Le mari est le chef de la femme, comme le Christ est le chef de l’église » (éphésiens 5, 23).
Plus tard, la réception de ce message va se faire différemment dans l’Empire chrétien d’Orient et d’Occident…
Après la paix constantinienne (IVe siècle), les mœurs de l’Orient et de l’Occident bientôt envahi par les barbares se dissocient culturellement. Beaucoup d’évêques d’Orient sont mariés et fils d’évêques. Ils respectent leurs mères, leurs filles et leurs épouses. Mais conceptuellement, ils admirent la virginité parce qu’en bons disciples de Platon et d’Aristote, ils sont scandalisés par le cycle de la génération et de la corruption. à quoi rime un monde fait pour se générer puis mourir, se générer à nouveau puis mourir encore ? C’est une absurdité pour les Pères grecs. Afin d’y échapper, Grégoire de Nysse, pourtant marié, reconnaît, sans l’adopter, que la meilleure solution serait de rester vierge. Mais avec humour, il juge suspects ceux qui parlent des splendeurs de la virginité avec un étrange acharnement. Les Pères philosophes sont heureux en famille, mais ils voudraient que l’essentiel de la vie consiste à s’élever au-dessus du terrain mortel, jusqu’à la pureté de l’ange. Un écrit apocryphe de la fin du Ve siècle, attribué à Denys l’Aréopagite, décrit ainsi les montées vers Dieu de l’âme purifiée. Son influence sur le Moyen-Âge oriental et occidental sera considérable. Il permet de comprendre, dans sa pureté d’intention, la spiritualité du moine.
En Occident, c’est l’influence de saint Augustin qui va jouer un rôle déterminant. Quelle fut sa spécificité ?
Africain d’origine, à une époque où l’implantation chrétienne est forte dans l’Afrique romaine, Augustin ne se convertit que tardivement, après avoir mené à bien une carrière de rhéteur qui le conduira à Milan, alors capitale de l’empire d’Occident. De ses années d’études à Carthage, il garde le souvenir d’une vie de débauche, menée jusqu’au dégoût et au rejet des femmes. Partagé entre son admiration pour sa mère, sainte Monique, et son attachement à une compagne qui partagera sa vie pendant quatorze ans et lui donnera un fils - mais dont il ne cite même pas le nom -, il reste aussi fasciné et horrifié tout à la fois par le manichéisme dont il ne s’est affranchi qu’à l’âge de 28 ans ; l’homme, a-t-il longtemps admis, n’est pas maître des forces du bien et du mal. Depuis le péché originel, pense-t-il, dans un contexte d’invasion barbare, l’humanité est en danger de condamnation imminente. La femme en est la cause puisqu’Ève a cueilli la pomme la première. Alors que le Christ ne parle jamais du péché d’Ève, Augustin inscrit quasi génétiquement ce péché dans la nature humaine et, plus gravement, dans la nature de la femme. Cette certitude, ancrée dans la pensée médiévale, sera dogmatisée par une longue série de théologiens, depuis saint Anselme, au XIIe siècle, jusqu’à saint Thomas qui, au XIIIe siècle, renforcera le préjugé par la doctrine de la loi naturelle, sur laquelle les théologiens chrétiens n’auront aucun mal à s’accorder avec ceux de l’islam, puisque les uns et les autres, tous masculins, se référeront au second récit de la Genèse.
L’influence intellectuelle d’Augustin va donc marquer de façon indélébile l’Occident ?
Saint Augustin a immensément écrit, dans un très beau latin. Son œuvre sera minutieusement recueillie et plus tard, recopiée par les moines bénédictins. C’est ainsi que son influence s’étendra sur toute l’ère du premier monachisme bénédictin, jusqu’au tournant du IXe et du Xe siècle, au moment de la réforme qui triomphe dans l’abbaye bénédictine de Cluny.
Quel rapport avec la sexualité ?
Malgré les mises en garde conciliaires, le clergé du premier Moyen-Âge occidental est loin d’avoir le détachement des anges. Au moment des invasions normandes et des razzias sarrasines, de nombreux évêques mariés sont des seigneurs de guerre, défenseurs armés de leurs villes. Transmis à leurs fils, leurs évêchés deviennent des fiefs héréditaires et militaires. Rome elle-même est aux mains de papes plus ou moins brigands, soumis à l’influence de leurs maîtresses ou de leurs mères. C’est en réaction à cela que triomphe la réforme clunisienne. L’œuvre de Cluny sera immense, mais au prix du sacrifice de la femme. Chaste, le moine bénédictin ne l’est pas toujours en pensée, puisqu’il prend la femme en horreur et en fascination. Un siècle plus tard, la réforme cistercienne se veut plus radicale encore. Les écrits sur les femmes, non seulement misogynes mais morbides, traduisent à l’évidence les frustrations de moines qui répriment leur sexualité. Malgré cela, le succès des ordres monastiques est tel qu’au XIe siècle, le pape Grégoire VII décide d’organiser l’église occidentale comme un grand monastère. Désormais, évêques et curés sont sommés de renvoyer leurs épouses et de vivre en communauté. Cette réforme mettra des décennies, des siècles à s’imposer.
Aux alentours du XIIe siècle, par une sorte de sublimation, l’image de la Vierge apparaît…
Oui. Nous atteignons l’époque des croisades. Paradoxalement, saint Bernard, le grand réformateur cistercien, qui s’insurge contre le laxisme des prêtres, est aussi le génie qui invente une prière de tendresse : l’Ave Maria. Dans le milieu des clercs qui dévalorise la femme de tous les jours, l’idéal féminin est sublimé en elle. Alors qu’en Orient orthodoxe, la Vierge représente l’humanité entière portant Dieu, la Théotokos, en Occident, naît et prend son essor l’image de l’« Immaculée Conception », accueillante mais née différente de toutes les autres femmes. Bientôt, l’église institutionnelle s’identifie à la Vierge Marie, mère de Dieu, mère du Christ, mère du peuple, couronnée aux portails des cathédrales. Dans la tradition catholique, cette conception durera jusqu’à sa dogmatisation au milieu du XXe siècle. Dans la tradition réformée, Luther dénoncera un danger d’idolâtrie mariale, sans réfuter la virginité du cœur, qui permet d’accueillir le miracle d’un Dieu incarné.
Nous parvenons aux moments tragiques qui suivent la peste noire, les misères de la guerre de Cent ans, la poussée inexorable de l’islam puis la chute de Constantinople. Une névrose collective semble alors s’emparer de certains clercs, qui prennent les femmes pour cibles de leurs hantises. Pourquoi ?
Beaucoup de clercs vivent alors dans des cercles universitaires de plus en plus fermés et fondamentalistes. Ce qui est hors-norme doit être éradiqué. L’Inquisition mise en place au XIIIe siècle pour lutter contre les hérésies prend en horreur les savoirs des femmes. Elle se fonde sur une idée de la raison, empruntée à une mauvaise transmission des catégories d’Aristote. Depuis des siècles déjà, les hommes redoutaient les sages-femmes, des herboristes capables de transmettre par oral les secrets de filtres d’amour ou de stérilité. Les lieux de transmission féminine, les lavoirs, les arbres magiques, les lieux d’accouchement, étaient tabous pour l’homme. Seuls les confesseurs avaient écho de ces secrets hérités d’anciens savoirs romains ou préhistoriques. Croyant christianiser les campagnes, ils les condamnaient comme superstitions. à partir du XIVe siècle, les papes eux-mêmes accréditent la fable des sabbats de sorcières. On forme alors des experts en démonologie, inexorablement logiques à partir de postulats absurdes. On sait quels ravages provoquèrent ces hantises - dont la perversité sexuelle est parfois évidente - et quel nombre effrayant de bûchers furent dressés dans toutes les confessions chrétiennes - catholiques, orthodoxes et réformées - et ceci jusqu’au milieu du XVIIIe siècle.
Père de la réforme protestante, Luther est considéré comme un émancipateur. Néanmoins, le luthéranisme semble parfois plus sévère que le catholicisme, pouvez-nous expliquer cette contradiction apparente ?
à l’origine, Luther est un moine augustinien obsédé par l’idée d’enfer. Il ne croit pas au purgatoire, cette sorte de « session de rattrapage » qui, grâce à l’indulgence divine, permet d’espérer un accès différé au Paradis après des années de purification. En monnayant les années d’indulgence de façon éhontée, la papauté de son temps a ruiné cette idée de justice miséricordieuse. Devenu l’émancipateur des crédules, Luther, une fois marié, se trouve débordé par l’ampleur de la révolution qu’il a déclenchée. Calvin, à son tour, organise la réforme genevoise de façon très rigoriste, autour du concept augustinien de prédestination des âmes à l’enfer.
Et au XVIIe siècle ?
Dans la confession catholique, un courant janséniste, rigoriste et largement bourgeois cultive aussi l’angoisse de la prédestination. Un siècle plus tard, ce mouvement prend de l’ampleur, en pleine période des Lumières et d’un libertinage dont les enfants abandonnés font les frais par milliers. Entre ces extrêmes, Voltaire lui-même l’admet, le curé de campagne joue très souvent un rôle de modérateur. C’est lui qui préside aux baptêmes, aux rites de relevailles des femmes. Bien que le secret de la confession ne soit pas trahi, tout nous dit qu’il connaît les souffrances des femmes déchirées en couches, de celles qui enterrent un fœtus dans les champs ou qui, en ville, abandonnent leurs enfants sur les marches des églises. Les registres paroissiaux montrent que, de cette époque, datent les premiers symptômes d’espacement volontaire des naissances. Ce modus vivendi semble s’être longtemps maintenu vaille que vaille dans plusieurs régions rurales jusqu’au milieu du XXe siècle, et ceci malgré le respect plus volontiers marqué par l’église aux familles nombreuses, qui lui donnaient plusieurs enfants comme prêtres ou religieuses.
Et depuis ?
On mesure mal aujourd’hui à quel point les femmes du XIXe siècle, et même du premier XXe siècle, furent écrasées par une éducation culpabilisante, qui débordait de beaucoup le domaine de la sexualité. Sans même évoquer le « péché de chair » si effrayant qu’ils le taisent et se gardent bien de citer la Bible qui en parle, les missels à l’usage des femmes ne cessent de dire que communier en état de péché, c’est signer sa condamnation éternelle. Les maris se défendent par l’incrédulité et l’infidélité, mais, au moins dans le milieu bourgeois, les femmes ont peu d’échappatoires. L’abnégation et le sacrifice sont présentés comme les fleurons de leurs vertus « naturelles » (2).
La révolution de la sexualité au cœur des couples de tradition chrétienne n’est pas venue de l’église, mais de la médecine. Elle date de la découverte du cycle hormonal féminin, dans les années 1930, puis, en 1955, de la synthèse chimique des hormones permettant à la femme d’échapper à la liaison inexorable entre l’union des corps et la fécondation d’un ovule. Par peur de ce qu’elle ne maîtrise pas et parfois ne comprend pas, l’église catholique, à la différence des églises réformées, s’engage alors dans une voie qui autorise la dissociation entre la sexualité et la procréation, mais à condition d’employer des méthodes décrétées naturelles… et d’une inefficacité notoire. Deux décennies après Humanae Vitae, publiée en juillet 1968, la majorité des couples catholiques avaient déjà fait leur choix. Ils avaient abandonné le médecin des âmes pour consulter le médecin des corps et, s’il le fallait, le psychanalyste. Ce changement fut capital pour l’église, qui perdit l’antique proximité qu’elle entretenait avec les familles. L’erreur d’Humane Vitae fut, me semble-t-il, d’avoir tenté d’introduire un Diafoirus dans des millions de chambres d’époux. L’attitude chrétienne est plutôt de sacraliser le couple en le responsabilisant.